Un chemin de foi… ou suffit-il d’y croire ?
Ne dit-on pas ” ponctualitĂ© d’amoureux ” ? Eh bien ! cet homme-lĂ courait la gueuse, ou il en dĂ©sespĂ©rait plus d’une. Deux heures pleines que j’arpentais le couloir, du palier Ă son bureau. Mais s’il espĂ©rait me dĂ©courager et me voir renoncer maintenant, il en serait pour ses frais. Fut-il le roi des Perses, Ă prĂ©sent que je l’avais ferrĂ© j’allais remonter ma ligne jusqu’à dĂ©couvrir sa face de rat !
Ayant usé la plante de mes pieds jusqu’à l’os, je fis une manœuvre de repli en investissant la banquette près de laquelle je m’étais débarrassé du fardeau de mon grand et lourd carton à dessin. Pas le temps de souffler qu’une porte s’ouvrit. Des talons claquèrent sur le marbre bleu. Les yeux noisette d’une dame m’avisèrent.
” Vous attendez quelqu’un ? ”
Sortie d’un rictus diplomatique, la question eut de quoi m’interroger sur l’intelligence des bureaucrates si le peu de patience que j’avais su gardé ne m’avait pas soufflé de rester courtois.
” Monsieur Merez…
- Oh ! à cette heure-ci, je ne crois pas qu’il vous recevra.
- Mais j’ai rendez-vous…
- L’un n’empêche pas l’autre.
- Il y a plus d’une heure que j’attends…
- Sans doute aura-t-il eu un imprévu.
- Ne pouvez-vous lui rappeler que je suis lĂ ?
- Voyez avec sa secrétaire.
- La personne qui est sortie tout à l’heure par cette porte ?
- Possible.
- Mais s’il s’agit de cette personne, elle n’est pas revenue.
- Dans ce cas adressez-vous au concierge.
- Et si je frappe Ă la porte ?
- Vous ne serez pas plus avancé… Parce que si la personne que vous avez vu sortir est bien la secrétaire de Monsieur Merez, et que cette personne n’est pas revenue, personne ne vous répondra.
- Monsieur Merez, peut-ĂŞtre ?
- Encore faudrait-il qu’il soit dans son bureau. De toute façon, qu’il y soit ou non, ce n’est pas à lui de répondre. Sa secrétaire est là pour ça.
- J’entends bien. Mais puisqu’elle est sortie…
- Vous m’excuserez, mais c’est l’heure de ma pause. ”
L’escarmouche stoppa net, faute de duettiste. Tout autant elle avait de jolis yeux, tout autant l’amabilité de cette dame relevait de l’administratif ! Et son pas claquetant reprit de plus bel dans le grand escalier, m’abandonnant à ma triste quarantaine. Faire tapisserie dans l’antichambre du monarque passait encore, mais fallait-il que l’on m’y vit. Je décomptais cent vingt, le temps de rentrer ma colère. Puis me rendis au conseil de la dame : le concierge allait avoir de mes nouvelles. Le carton à dessin sous le bras, j’enfilais mon pas dans l’escalier monumental tandis que le premier coup de midi sonnait au beffroi. L’homme à la figure poupard sortait de sa guérite le ventre en avant. Je sentis la poisse me rire au nez. Il tortillait déjà la clé dans la serrure de la porte à double battant.
” HĂ© ! Attendez ! ”
Il tourna vers moi sa moustache en brosse.
” Vous ĂŞtes encore lĂ , vous ?
- Tout à l’heure, vous avez bien annoncé mon arrivée à Monsieur Merez ?
- Qu’est-ce que vous croyez, qu’on me paye à me tourner les pouces ?
- Vous lui avez bien dit que j’étais là ?
- À sa secrétaire, oui !
- Alors pourquoi j’attends encore qu’il me reçoive ?
- Et vous pouvez attendre encore longtemps, parce qu’il ne viendra pas de la journée !
- Vous vous fichez de moi ?
- J’en ai l’air ?
- Et personne n’a pensé à me le dire ?
- Je ne suis pas responsable de ce que les autres ne font pas…
- Mais sa secrétaire, quand elle m’a vu tantôt, elle aurait pu me prévenir !
- Mam’Zelle Diaz ? Pensez si elle vous a même vu, celle-là ! C’est hôtesse de l’air, qu’elle aurait dû faire… Toujours dans les nuages.
- Et vous, vous n’auriez pas pu m’épargner de perdre mon temps, quand je vous ai dit que j’avais rendez-vous avec Monsieur Merez ?
- HĂ© ! Oh ! Mon travail, c’est d’orienter les visiteurs et d’avertir les secrĂ©tariats… Pas de m’immiscer dans les affaires des autres. J’ai bien assez Ă faire avec les miennes. Maintenant vous sortez, parce que je ferme, et l’heure, c’est l’heure ! ”
Le bonhomme me ferma dessus le lourd battant gauche, et me poussant vers la sortie fit grincer le droit.
” Demain, il sera lĂ , Monsieur Merez ?
- Si vous croyez que je suis dans le secret des dieux. Tentez votre chance avec un autre rendez-vous… Qui sait ? vous finirez bien par gagner… ”
Cette fois la clé de la mairie fit son office, et je me retrouvais sur le parvis avec seulement mes yeux pour pleurer. L’autre trottait déjà vers la table sous laquelle il n’aurait plus qu’à laisser glisser les grosses pantoufles dont bobonne l’aurait chaussé. Dans quel monde futile vivons-nous !
” Vous ĂŞtes quoi, un artiste ? ”
Tout à ma désillusion, je n’avais plus prêté attention à mon bonhomme, lequel était revenu sur ses pas.
” Un peintre, oui.
- C’est pour lui montrer ça que vous voulez voir Merez ?
- Paraît que c’est lui qui fait la pluie et le beau temps. Je veux lui proposer une exposition…
- Montrez voir ! ”
Il avait déjà fourré son nez dans mon carton, s’en songé à quelque autorisation. Le pied sur un muret et la cuisse en guise de support, il feuilletait parmi la vingtaine de créations que j’avais voulu soumettre à la sagacité du premier adjoint au maire, chargé de la culture. J’étais inquiet de la manière avec laquelle ses gros doigts pinçaient les feuilles de Bristol pour aller et venaient de l’une à l’autre, mais si attendri par l’attention qu’il portait à mon travail que je me gardais bien de lui faire la leçon.
” Les originaux sont encadrĂ©s, j’espère…
- Pardon ?
- Avec un beau cadre, ça attire plus le client.
- Mais ce sont les originaux que vous voyez là …
- Dites donc ! Je sais reconnaître des photos quand j’en vois. Et je ne dis pas le paquet que ça vous a coûté, pour des formats pareils ?
- Je vous assure que ce sont mes peintures, en chair et en os. ”
Du coup, le bonhomme se servit de son œil comme d’une loupe, la promenant ici et là , revenant sur un détail, ainsi que l’aurait fait un Holmes scrutant l’allée d’un vieux château afin d’y repérer les éventuels indices. À le voir ainsi dubitatif, et si ce n’était mon tempérament de bonne composition, j’aurais été à deux doigts de me vexer.
” Hum ! Et avec quoi vous faites ça ? De la gouache ? Quand mĂŞme pas de l’aquarelle ? En tout cas, c’est pas de l’huile !
- Vous ĂŞtes de la partie ?
- Seulement le dimanche. Et encore, lorsqu’il n’y a pas la belle-mère à aller visiter. Alors, c’est fait en quoi ?
- Au stylo bille.
- Hein ?
- De simples Bic.
- Vous m’en bouchez un coin ! On peut dire que vous êtes un bon, mince !
- La technique ne fait pas tout…
- Si, si ! Tout de mĂŞme. De toute façon le reste, moi je m’attarde pas dessus. J’aime pas rĂ©flĂ©chir. J’ai assez Ă faire avec mon boulot… ”
Sur ses bonnes paroles, il claqua les folios du carton et me le plaqua sur le ventre, histoire de rendre Ă CĂ©sar ce qui lui appartenait.
” Bon ! C’est pas tout ça, mais si je veux pas la sauter, vaut que j’y aille. Content d’avoir bavarder. C’est pas tous les jours qu’on en rencontre des comme vous, par ici.
- Tout le plaisir a été pour moi…
- Non, non ! Au fait, maintenant que j’y pense, un tuyau ! ça vous dit ?
- C’est-à -dire que je ne saisis pas bien le sens de la question… Mais dites toujours.
- Si, voyons ! à propos de Merez… Il casse la croûte tous les midis à l’Étable. Mais lui, pour ce qui est des plats : c’est les petits dans les grands ! En tout cas, je vous ai rien dit… Je tiens pas à perdre ma place… Le secret professionnel, vous savez ce que c’est !
- Je ne sais vraiment pas comment vous remercier.
- Allez ! Le plus petit format, et n’en parlons plus. ”
Bah ! Un A4 pour un empire, je ne perdais pas au change. Il n’y avait plus qu’à espérer que le tuyau ne fut pas percé. J’ai laissé mon bonhomme s’éloigner, tenant précautionneusement l’œuvre du bout des doigts, qui ne lui avait coûté que la trahison envers son maître. Qui c’est si un jour elle ne ferait pas d’un concierge ou de ses descendants des nouveaux riches ? C’est tout le mal que je me souhaitais, tandis qu’à mon tour je cherchais un peu d’ombre où rafraîchir mes pas.
Il y avait foule à la terrasse de l’Étable. Pensez ! Midi d’été au parfum d’avant-goût de vacances. Des filles de toutes les professions, aux tenues légères comme seules les prémices d’une canicule savaient leur suggérer. Des hommes plus préoccupés (sous leurs lunettes de soleil) par le contenu des tenues féminines que par celle de leur assiette. Et parmi les agitations lascives de ces corps interpellés par ces regards gourmands, les garçons à la veste blanche y allaient de leur ballet mille fois, dix mille fois répétés, portants plateaux, carafes d’eau ou pichets de vins, corbeilles de pain ou coupelles pour l’addition.
Si je me doutais qu’un Monsieur Merez n’était pas homme à se frotter à la populace (hormis en période pré-municipales), ayant par cette logique plus de chance de le dénicher attablé à l’intérieur, je n’avais en revanche pas la moindre idée sur la façon dont j’allais m’y prendre pour l’aborder. Pour m’avoir posé un lapin dans la matinée, il n’était pas difficile d’imaginer qu’il avait d’autres chats à fouetter, d’autres fauves à dompter, et qu’il ferait tout pour me glisser entre les pattes.
Accoudé au bar, près de la caisse, le carton à dessin adossé contre mes jambes, j’y étais allé d’un panaché pression, et le lampant à grandes gorgées je me mis en quête de mon homme. Il faut dire que Merez me mâcha la besogne ; à travers la rangée de verres suspendus à l’instar de pipistrelles, je l’aperçus à la table de choix, seul tel un roi trônant, au beau milieu de l’arrière-salle spacieuse et baignée dans la lumière du jour pénétrant par la baie vitrée. Mais comme le hasard se mêle parfois des bonnes fortunes, la disposition des autres tables faisait que rien de ce qui entrait ou sortait ne pouvait l’éviter. Aussi touchait-il plus de mains qu’il ne se servait de ses couverts.
Cet homme -là avait bien la tête que lui faisaient les journaux. Propre sur lui et digne de confiance. Le regard mielleux et le teint frais. Rasé du matin. Il ne se passait pas une semaine sans qu’elle fît la Une des Locales. Jamais en mal. Toujours sur la brèche. Merez avait en charge la programmation culturelle de la ville, qui brassait le tout-venant comme l’élitisme ou encore le fleuron. Du Carnaval aux foires commerciales, des expositions d’art au corso fleuri, de la quinzaine du cinéma latino à la Fête du veau, du Festival de musique Country au Mois de la poésie, du Festival du théâtre de rue à la Rétrospective du Circuit automobile, rien ne se faisait en dehors de lui, et il ne se privait pas de le faire savoir. Sur les trois colonnes de chaque compte rendu, deux leur étaient consacrées, à lui et son action. Sur les deux photographies illustrant l’événement, une au moins nous le montrait coupant un ruban ou accueillant quelques hôtes. Avec la bénédiction d’un maire accusant son âge, il en était le dauphin déclaré.
Avec cet homme-là , je n’aurais de chance que dans le culot. Sans réfléchir davantage, au risque de m’empêtrer dans des atermoiements suicidaires, je m’emparais de mon carton et fonçais sur lui.
” Vous permettez ? ”
D’un réflexe conditionné, Merez m’avait déjà prêté la grâce de sa main, que je lui rendis aussitôt, pour tirer à moi une chaise voisine et m’installer face à lui. Alors seulement il me porta attention, et lorsqu’il eut pris conscience de mon outrecuidance, la colère lui mit un rouge à la joue que je ne lui avais jamais vu sur les photos noir et blanc du quotidien. Je fus sauvé de l’évacuation manu militari par un type au ruban à la boutonnière qui, ayant secoué la main du probable futur maire, toucha dans l’élan et d’un pur égard envers mon hôte la mienne.
” Vous n’avez pas oubliĂ© notre petite affaire, mon cher Merez…
- Certainement non. Passez me voir demain matin Ă la mairie. Nous ferons le point.
- Je n’y manquerai pas… ”
Ces salamalecs avaient fait reprendre son sang froid à Merez. De toute façon c’était le coup de feu et il ne pouvait se permettre un esclandre.
” Bon ! Qu’est-ce que vous voulez ?
- Vous dire ce que vous auriez dû entendre ce matin, si vous n’aviez pas jugé utile d’annuler notre rendez-vous.
- Ah ! C’est vous le peintre…
- Devrais-je en avoir honte ?
- À vous de voir. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas de temps à perdre avec des gens de votre espèce.
- C’est pourtant vous qui êtes responsable du programme des deux galeries d’art. Et j’ai l’honneur de solliciter la mise à disposition de l’une d’elles pour exposer mon travail.
- Rien que cela !
- Jetez un Ĺ“il lĂ -dessus et vous dĂ©ciderez de l’intĂ©rĂŞt ou non d’une exposition. ”
Merez méprisa d’un geste ferme mon grand carton que je lui tendais par-dessus de la table. Il serra une main de passage. Lança un mot de salutation à quelque Dame en partance.
- Vous ĂŞtes qui, vous ?
- Un peintre voulant contribuer Ă la vie culturelle de sa ville.
- J’entends bien. Mais vous n’êtes rien qui puisse m’intéresser.
- Peu importe que je sois rien, comme vous dites. L’important, c’est ma peinture.
- Vous ĂŞtes bien naĂŻf, mon petit meussieur… Quoi qu’il en soit, je ne fais pas dans la culture petits-bras, moi. Je crĂ©e l’évĂ©nement pour que notre ville soit l’égale des mĂ©tropoles. Des noms, je n’expose que des noms. Je veux du beau ou du sensationnel. Et une exposition de ce calibre, ça coĂ»te cher ! L’accueil de l’artiste. L’installation de l’exposition. Les affiches. Les invitations. La promotion. Et je ne parle du buffet, le jour du vernissage. Seul, je ne peux rien. Et ni le CNAP, ni la DAP, ni la DRAC ne financent les sans grades. ”
Merez souffla une seconde. Il bomba le torse comme un grison tentant d’impressionner un troupeau d’ânesses. S’il savait à quel point son monologue, plutôt que de me mettre hors de moi, me le faisait prendre pour pitoyable, sans voix parce qu’écœuré.
” Franchement, vous croyez que je vais investir mon image sur quelques tocards ? Vous m’avez bien regardĂ©, hein ? ”
Je m’étais levé, et pour ne pas donner le plaisir de la victoire à Merez je cachais mon désenchantement derrière mon carton à dessin. Voilà où nous en étions dans nos provinces ! Tout y était fait pour singer les manières culturelles de la capitale et ses satellites. Et les peintres de mon acabit n’entraient pas dans ces manières-là … Nous n’étions bon qu’à fourbir la virole de nos pinceaux et rester terrer face à nos chevalets. La place était prise par quelques princes, et la cour leur était tout acquise. La machine ne manquait pas une occasion de nous le rappeler.
” Je vais me montrer beau joueur, dit Merez dans un sursaut d’humanitĂ©. Allez voir Mademoiselle Nestier de ma part. Elle est Ă la tĂŞte d’une association artistique qui organise chaque Ă©tĂ© une exposition collective dans son village. Ce serait bien le diable s’il n’y avait pas une place pour vous lors de la prochaine.
Il avait décoché sa flèche dans un sourire à me faire mordre la poussière. C’est ça ! Ma peinture était tout juste bonne à colorer les journées d’été de quelques villageois. Cette pensée n’était en rien l’expression d’un quelconque mépris envers ceux-ci, d’autant moins que j’avais beaucoup donné dans l’exposition de patronage, et d’autant plus que j’y avais pris mon plaisir. Mais il est un temps où l’on doit se frotter, voire affronter le Milieu. L’atteindre est un parcours initiatique et long, labyrinthique, laborieux, grand huitesque. Merez aurait été la première pierre de mon Louvre personnel. Aujourd’hui je prenais la mesure de la difficulté que j’aurais à la poser jamais.
Mademoiselle Nestier était l’archétype des passionnées et des bonnes volontés, n’hésitant pas à payer de leur personne et de leur temps pour que trouve sa place et vive l’art en milieu rural. Petite main à la retraite, à ce que l’on m’avait dit, elle possédait cette faculté rare de monter avec trois bouts de ficelle un salon d’été qui tenait la route, ouvert aux peintres, sculpteurs et artisans d’art locaux et régionaux. Certes je voulais viser un peu plus haut, mais faute de grives à moi les merles ! Je ne vivais pas que de l’air du temps et j’avais bigrement besoin de vendre un peu.
On m’avait dit aussi qu’à deux mois du grand jour la Demoiselle était déjà sur le terrain des opérations et ne quittait son quartier général de l’Office de Tourisme seulement pour quelque allée et venue d’ordre logistique. Je tentais ma chance vers le QG. Le moindre couloir, la plus petite porte, jusqu’au vieil escalier craquant de l’ancien pensionnat de jeunes filles, tout était fléché ; ça sentait bigrement l’organisation et je comprenais pourquoi la dénommée Nestier en était à son dixième salon d’affilée.
Je crois bien avoir passé mon nez à toutes les portes… Chou blanc ! Sans doute m’étais-je pointé le jour du grain de sable. Mais je n’avais pas fait cinquante kilomètres (et autant à faire dans l’autre sens) pour être une fois encore la poire !
C’était un joli petit village, tout propre et bien rangé. Fleuri comme un pré. J’en ai parcouru les ruelles et les alentours. Un de ces pittoresques coins où le touriste vient à la belle saison faire le plein de cartes postales. Je ne croyais pas si bien dire… Un garde champêtre vint à rouler son tambour sur la place, annonçant pour le lendemain la venue du bibliobus. Je le rattrapais et l’interrogeais sur l’endroit où j’aurais une chance de rencontrer Mademoiselle Nestier.
” Viens de la croiser devant l’ancien pensionnat. MĂŞme qu’elle y entrait…
- Merci ! ”
Et je hâtais le pas pour ne pas risquer une seconde déconvenue.
” Entrez ! ”
À l’invite de la voix un peu haut perchée, je poussais la porte et me retrouvais en présence d’une grande personne au corps sec, à la figure anguleuse et auréolée de ce que je pris pour une perruque de foire.
” Mademoiselle Nestier ?
- C’est marquĂ© sur la porte, non ? C’est pourquoi ?
- C’est-à -dire que je viens à propos de votre prochain salon. Je suis peintre et je voudrais vous montrer mon travail…
- Vous vous y prenez un peu tard, jeune homme.
- Désolé.
- Vous pouvez ! Ah ! ces artistes ! Vous croyez qu’il vous suffit d’apparaĂ®tre, comme ça sans crier gare… Mais si je vous avais attendu pour boucler mon programme, j’aurais couru Ă la catastrophe !
- Je sais bien… Je n’ai connu l’existence de votre association qu’hier…
- Vous n’êtes pas d’ici, jeune homme.
- C’est justement pour ça…
- Bon ! puisque vous vous êtes donné la peine de venir, montrez-moi ce que vous faites. Je ne peux rien vous promettre. J’ai déjà vingt-cinq artistes, et je me demande bien où je vais les caser tous. Mais si un seul se désiste… Il y en a toujours un pour vous faire faux-bond… On peut vous joindre par téléphone ?
- Non. Mais je peux vous appeler d’une cabine tous les deux jours, si vous voulez.
- Je vois que vous ĂŞtes volontaire. Allez ! Sortez-moi vos Ĺ“uvres. ”
J’ai étalé mes trucs sur le bureau. La vieille demoiselle passa rapidement la revue de détail. Silence lourd. Lèvres pincées. Je n’en menais pas large. Mon sort était suspendu à cet œil supposé amateur et qui venait d’être couvert de besicles extravagantes pour une seconde inspection. C’était plutôt bon signe. La chance de confirmer une première impression, non ?
” Au stylo bille, n’est-ce pas ?
- Vous avez l’œil.
- J’ai eu un peintre qui utilisait cette technique. Mais lui, c’était uniquement du noir et blanc. Je dois reconnaître que vous avez une sacrée patte. Mais j’ai peur qu’elle ne détonne parmi celles de mes peintres du dimanche.
- Désolé.
- Vous n’irez pas bien loin, avec cette manie de vous excuser à tord et à travers. De toute façon le problème n’est pas là … Je ne peux pas vous prendre…
- Non ?
- Nous ne faisons que dans le paysage, la nature morte et l’animalier. Des familles entières viennent nous voir, avec enfants et anciens. Il n’est pas question que nous heurtions leur sensibilité.
- Vous croyez que montrer des scènes de la vie ordinaire puisse les choquer ?
- Nous n’avons pas la mĂŞme notion de ” l’exceptionnel “, jeune homme. ”
Elle me jeta un regard de côté, un second par en dessous.
” Hum ! Passons… Ce sont plus exactement tous ces nus qui posent problème. Dans une chambre Ă coucher, je peux comprendre. Mais vous en mettez partout. Dans la cuisine, sur le perron… Tenez ! MĂŞme près d’un tas de bois. Non, non ! Le talent n’excuse pas tout. Si vous voulez exposer un jour chez moi, il faut vous en tenir Ă vos paysages en arrière-plan… Celui-lĂ , par exemple ! Il est excellent ! Mais pourquoi cette femme nue en pleurs assise sur la margelle du puit ?
- Je vous le demande.
- Si vous, vous ne savez pas pourquoi, comment le saurais-je ?
- Cette femme, dans cette tenue et à cet endroit, donne à mes yeux toute sa signification au tableau. Mais je n’empêche pas le public de se faire la sienne.
- Oh ! je n’entre pas dans ce genre de discours. Une peinture est faite pour ĂŞtre vue et non ” lue “, si vous voyez ce que je veux dire.
- Y aurait beaucoup à dire à ce sujet…
- Je n’en doute pas, mais vous n’avez pas frappĂ© Ă la bonne porte… Maintenant vous m’excuserez, mais j’ai Ă faire… ”
Nous revoilà dans l’histoire de ma vie : je suis celui qui n’avait rien à faire et empêchait le monde de vaquer à ses affaires. Pourrais-je jamais me faire à cette triste idée ! Je remis de l’ordre dans mon carton et m’apprêtais à prendre la porte que l’on m’avait montrée à mots couverts.
” Pourquoi vous n’essayez pas les galeries ? Votre style et votre talent devraient vous ouvrir une porte ou deux. Nous ne sommes pas loin de Toulouse…
- La mode est au contemporain, vous savez… Celles que j’ai contactées m’ont renvoyé en pleine figure tout l’opposé de vos arguments : ma peinture ne choque pas suffisamment pour intéresser le public, et plus important : les médias.
- Il ne vous reste plus qu’à retrousser vos manches et à monter votre propre exposition…
- Mais vous savez ce que ça coĂ»te ? Location de salle, affiches, invitations, petits-fours… ”
Voilà que je reprenais à mon compte l’infâme discours d’un Merez. Un petit trou de souris au fond duquel cacher ma honte.
” … Je n’ai mĂŞme pas de carnet d’adresses pour remplir la salle, le soir de la gĂ©nĂ©rale.
- Alors si vous ne pouvez faire vous-mĂŞme ce que personne ne veut faire pour vous, je ne vous vois pas un grand avenir.
- Mais je ne cherche pas à monter sur la plus haute marche du podium. Je désire seulement montrer ma peinture au public.
- Et c’est tout ?
- Vendre un tableau de temps en temps… Ce n’est quand mĂŞme pas le bout du monde. Il m’arrive d’avoir faim, Ă moi aussi. ”
J’avais peut-être été un peu trop loin en vidant mon sac. Et j’avais immédiatement regretté mon manque de pudeur. Avouer qu’il m’arrivait plus qu’à mon tour de la sauter… Mademoiselle Nestier n’avait-elle pas pris la confidence comme un appel du pied à sa commisération ? Je ne l’avais pas voulu. Quiconque exposerait ma peinture ne le ferait que pour la défendre, l’aimer… Non pour sortir me sortir la tête de l’eau.
” Je vous souhaite bon succès pour votre prochain salon, dis-je en sortant.
- Merci, rĂ©pondit Mademoiselle Nestier. Et n’oubliez pas, jeune homme : Aidez-vous et le ciel vous aidera… ”
Encore une phrase toute faite du bon sens populaire !
Et pourtant qu’est-ce qu’elle m’a trotté dans la tête, cette pensée philisophico-mystique. Je ne pouvais quand même pas transformer mon studio en galerie ! Encore que deux à trois visiteurs la semaine… Fallait pousser le meuble, poser un rideau occultant du coin cuisine à la douche, refaire les peintures et enfoncer quelques clous. Jouable ? Hum ! Je ne me le sentais pas aussi facile que la pensée qui m’en était venue… Après tout, quelques affichettes et des cartes de visite aux endroits stratégiques… Allez ! Arrête le délire ! Un tableau par mois, ça n’était quand même pas la mer à boire ? Au besoin, je discuterai le prix… Le rêve qui se poursuivait, alors !
Je n’avais gardé que l’indispensable. Néanmoins, même en vendant la vieille Épiphone, je n’avais pas réuni la moitié de la somme qu’allaient réclamer l’encadreur et l’imprimeur. Pour les murs, j’avais sollicité un copain dont le travail sur des chantiers lui permettrait le cas échéant de subtiliser au rebut des fonds de peinture blanche. Il irait jusqu’à me prêter la main pour l’étaler, un de ces dimanches.
L’élan étant pris, je me voyais mal demeurer en l’air et ne pas retomber sur mes pattes. Alors j’ai fait une chose dont je me serais cru incapable. Un jeudi matin, après une nuit de tergiversation, je suis descendu dans la rue avec mon carton à dessin sous le bras. C’était jour de marché, le soleil n’y allait déjà pas de main morte et les badauds se multipliaient comme au sortir de la fourmilière. Mon courage sous l’autre bras, j’ai traversé les quelques rues qui m’amenèrent sur la grande place. Pareil matin, tout s’y vendait : volailles, légumes, cochonnailles et camelote de tous les genres. J’ai respiré un grand coup avant de me poser entre l’étal d’un fromager et les tréteaux d’une vieille marchande de fleurs.
Une heure durant j’ai vu autour de moi les porte-monnaie se vider et les cabas se remplir. Force m’était d’admettre que l’on faisait passer les nécessités du ventre avant le plaisir des yeux. Pas un, pas une ne ralentit le pas à ma hauteur. J’avais eu beau intervertir l’ordre de présentation de mes peintures, espérant attirer quelque attention, mais rien !
” Votre ticket, s’iou plaĂ®t ! ”
Je me retournai et un type de la municipale (c’était gravé en lettres d’or sur sa belle casquette bleu nuit) me tendait le plat de sa grosse paluche.
” Hein ?
- Votre ticket…
- Quel ticket ?
- Celui qui vous donne le droit de faire du commerce sur la voie publique.
- Mais je n’ai pas de ticket…
- Ça tombe bien, j’en ai justement dans ma petite sacoche qui ne demandent qu’à changer de main. ”
Le policier municipal détacha de son carnet à souches le fameux ticket et me le présenta en guise d’injonction.
” 20 euros, s’iou plaĂ®t !
- Mais je ne les ai pas.
- Alors vous rentrez chez vous !
- Et si je n’obtempère pas ?
- Je verbalise, et nous passons à 75 euros. Je vous laisse la minute de réflexion.
- Ne me faites pas rire… ”
Il a quand même attendu que je plie bagage avant de passer à un autre patenté. J’avais espéré faire une touche ou deux, ce jour ou les semaines suivantes. Je n’avais choisi ni le bon emplacement ni la bonne méthode.
” Je vous offre un thĂ© glacĂ© ? ”
Qu’est-ce qui me tombait encore dessus ? Je connaissais cette tête-là , pour l’avoir croisée de temps à autre en ville. La jeune femme était sur le pas-de-porte d’une boutique de lingerie fine et il était difficile de ne pas répondre à son sourire. Je n’avais plus rien à perdre.
” Ma foi…
- Venez.
- LĂ -dedans ?
- Pourquoi pas ?
- Je ne vais pas créer la panique parmi ces dames ?
- Vous seriez Ă©tonnĂ© du nombre d’hommes qui passent cette porte. Quoi qu’il en soit, je n’ai aucune cliente en ce moment. ”
Je l’ai suivie jusqu’à un étroit comptoir-caisse encombré de petites choses délicates et colorées, dégoulinantes d’une montagne de boîtes. Mon hôte s’était glissée derrière une tenture chamarrée et réapparut la minute d’après, un grand verre dans chaque main, deux glaçons dans chaque verre. Le thé était glacé à souhait.
” Il vous faisait des ennuis, l’agent municipal ?
- Paraît qu’il voulait me les éviter. Jamais j’aurais imaginé que je devais payer pour vendre ma peinture.
- Alors vous êtes peintre…
- Ça ne se voit pas ?
- Mise Ă part votre grand carton, pas vraiment. Je peux voir ? ”
Au point où j’en étais, n’est-ce pas ? Elle a fait place nette sur le comptoir et j’ai fait défiler mes trucs. Ensuite elle a pris le relais, sans se presser, et j’étais pas peu fier de l’attention qu’elle portait à l’un ou l’autre.
” Non mais vous ĂŞtes une sacrĂ©e pointure !
- C’est sans doute pour ça que je n’ai toujours pas trouvé chaussure à moi pied… Euh… Je veux dire de galerie pour ma peinture.
- C’est si difficile de vendre ?
- Il faudrait au moins que je puisse montrer mon travail. Mais pour les galeries, je ne suis pas assez moderne. Pour le maire, pas assez connu. Pour une dame patronnesse, pas assez classique. Et Vous avez bien vu, pour la rue : pas assez riche.
- Vous avez bien un autre travail… Un vrai, je veux dire ?
- Celui-ci me prend tout mon temps.
- Pur et dur, alors ?
- Et vous, lorsque vous n’avez pas eu une cliente de la journée, vous pensez à changer de métier ?
- Non, c’est vrai. Mais je me dis que demain sera mieux.
- Moi, je me dis que l’année prochaine sera mieux. Nous n’avons pas le même rapport au temps, voilà tout !
- Un autre thé ?
- Le dernier. ”
Cette fois elle avait ajouté une rondelle de citron vert. Je n’avais rien de particulier à lui dire, aussi je me contentais de siroter mon thé. De son côté, elle poursuivait son examen, tantôt sur mes peintures, tantôt sur ma figure, comme si elle essayait d’attraper au vol la corrélation entre le créateur et sa création. Qu’il y en ait une, ce n’était certainement pas sur l’apparence de l’un et de l’autre qu’elle la saisirait. J’aurais pu lui faciliter la besogne, mais comme quelque chose se tramait, je lui laissais l’initiative de rompre la glace. Elle s’éloigna vers la lumière du dehors, Avant, Pendant, Après en mains. L’examina sous toutes les coutures. Revint vers moi.
” Je prends celui-ci, dit-elle de son plus beau sourire.
- Vous rigolez !
- Il est Ă vendre, non ?
- Bien sûr… Mais… Vous êtes certaine de ce que vous faites
- D’ordinaire, c’est plutôt l’acheteur qui hésite.
- Vous comprenez par conséquent ma surprise.
- Battez donc le fer tant qu’il est chaud. Combien ? ”
Mon pouls accéléra à en perdre haleine. Mon premier tableau depuis des lustres. Comme ça, les doigts dans le nez ; et pour elle les yeux fermés. Quelque peu fébrile, j’annonçais la couleur : de quoi faire l’appoint pour mes cadres et le reste.
” C’est raisonnable. Je peux mĂŞme dire que je m’attendais Ă pire. Liquide ou chèque ?
- C’est-à -dire…
- Liquide alors. ”
Et elle me sortit de la caisse les billets. Je ne comprenais pas son bonheur ; il semblait bien plus intense que le mien. Pour ma défense, j’étais encore sous le coup. Tout est si facile lorsque l’on sait ce que l’on veut, qui plus est lorsque l’on a les moyens de ses envies. Peut-être le bonheur tient-il en si peu ?
J’ai rangé les billets dans ma poche revolver. Mais je ne me le tenais pas pour dit.
” Pourquoi vous faites ça ?
- N’ai-je pas le droit d’aimer votre peinture ?
- Mais la façon dont vous l’avez fait… Presque sans réfléchir…
- Je ne suis pas certaine que cela vous regarde… Après tout, pourquoi pas ? Il y a longtemps que je cherchais comment dire une certaine chose à mon mari. Ce tableau sera la meilleure manière de lui dire.
- Je comprends…
- Je ne crois pas, mais peu importe ! ”
J’ai ramassé mon carton à dessin et elle m’a raccompagné jusqu’à la porte vitrée. Je ne l’avais pas encore remerciée, la remerciait donc.
” Je suis certain que ce que vous venez de faire va me porter chance.
- Mais je vous ai simplement acheté un tableau…
- Cette fois, c’est vous qui ne comprenez pas…
- Je crois que si, mais peu importe ! Au fait, oĂą puis-je vous envoyer quelques amis ? Il n’est pas impossible qu’ils soient intĂ©ressĂ©s par votre travail… ”
Un mois plus tard, j’ouvrais au public mon studio galerie. Dans la lancĂ©e, je faisais livrer Ă ” Elle ” un bouquet Belle Époque avec une poignĂ©e de cartes de visite flambant neuves. Il est des promesses Ă tenir plus plaisantes que d’autres …