Et on tuera tous les galisteureux (1)
Les saxophonies de Sonny Rollins syncopent mes pensées. Rien de tel qu’un peu de musique pour me remettre en place les émotions.
J’ai couru sur deux ou trois rues, le temps de semer la paire de flics qui voulait se pendre à mes basques sitôt ma carapate de la galerie. Je les ai définitivement bernés en me rencognant sous le porche de l’église Saint Sernin, jetant aux orties moumoute et moustache postiche, puis je suis rentré les mains dans les poches, sifflotant entre mes dents l’air des Lampions.
Il était près de minuit lorsque je fus rendu. Les petits-fours m’ayant laissé sur ma faim, et la course affûté ma soif, je me suis mitonné un petit coq au vin de chez Saupiquet, arrosé d’un Kiravi tout juste chambré. Une heure après, une cigarette aux lèvres, je savourais mon dernier coup de main, allongé sur ma paillasse, dans le plus simple appareil. Ce n’est pas que la vie soit belle, mais on a beau dire, on a beau faire, ça fait du bien de se la bousculer de temps à autre, et de se soulager le tempérament. Le sommeil a fini par me prendre au dépourvu, tandis que j’en étais encore à me diaporamatiser sous les paupières, et sous toutes les coutures, la figure totemisée de ma dernière proie.
Je me retourne et je cherche mes vêtements. Mais l’impatience de lire les nouvelles est la plus forte : je m’arrange une toge avec le drap, le temps de filer à la porte et de ramasser le canard. Le soleil y va déjà de ses brûlures, quelques passantes frottent leur ombre sur le trottoir, fringuées du minimum syndical ; la belle journée en perspective. Je referme la porte au verrou et me jette sur le lit, l’œil aguiché par la Une : Du rififi chez les rapins. Le mot a de quoi me faire saliver. Or, comme j’apprécie de me soigner le plaisir, j’enclenche sur la platine un Keith Jarreth, me sers un bourbon sec, ôte la bague d’un Londrès, et me plonge dans la lecture…
Vent de panique dans le monde des arts : le bombeur fou a encore frappé… Il Ă©tait 21 h 30, ce vendredi Ă la Galerie Artzimuts, rue des Pas Perdus Ă Toulouse, lorsqu’un individu armĂ© de deux bombes aĂ©rosol s’est jetĂ© sur Madame Versaire, Annie de son prĂ©nom et propriĂ©taire de la galerie d’art, avec l’intention manifeste de lui rectifier le dĂ©cor de son tailleur. Lors exĂ©cutĂ©, d’un orangĂ© et d’un vert des plus seyant, notre homme s’est attaquĂ© Ă l’artiste exposant et Ă ceux qui tentaient de s’interposer, pulvĂ©risant sur tout ce qui bougeait ses flots de couleurs fluos, avant de foncer vers la sortie et de s’évanouir dans la nature au nez et Ă la barbe de la force publique. Une plainte contre X a Ă©tĂ© dĂ©posĂ©e pour atteinte Ă la dignitĂ© de la personne. En deux mois, et dans le Sud-Ouest, il s’agit de la douzième agression d’une galerie de peinture ; la sixième Ă Toulouse, deux Ă Bordeaux, deux Ă Tarbes, une Ă Saint-Gaudens et Auch. Les enquĂŞteurs ne rejettent aucune piste, mais sont de plus en plus persuadĂ©s que ces happenings ont Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©s par une seule et mĂŞme personne, malgrĂ© la diversitĂ© des descriptions qui ont Ă©tĂ© faites de celle-ci. InterrogĂ©e peu après l’agression, la directrice de la galerie dĂ©clare : ” Je ne comprends pas… Je ne me connais aucun ennemi… C’est Ă vous dĂ©goĂ»ter d’œuvrer pour la peinture… Si ça continue comme ça, le public ne viendra plus dans nos galeries… Ce sera la fin pour tous les artistes… “. L’ennemi public numĂ©ro un des galeristes et des peintres parviendra-t-il Ă installer la psychose et nous priver de la dĂ©couverte des talents picturaux d’aujourd’hui ? Affaire Ă suivre.
Je me frotte les mains. Je vais à la fenêtre et écarte les rideaux. La rue est calme ; faut pas m’en faire : les poulets ont d’autres chats à fouetter. Une douche d’athlète, quelques biscottes arrosées de café, une petite réflexion de derrière les fagots, et me voici prêt à remettre ça. À propos de réfléchir, j’ai quand même bien fait de prendre un peu de temps avant de me lancer dans l’aventure, comme qui dirait : poser le pour et le contre. Car fallait que je trouve davantage d’arguments pour, que contre ; me fallait être certain de faire ça pour la bonne cause, jouer les redresseurs de torts. Sinon continuer à ronger mon frein, à déverser ma bile, ou croire encore que tôt ou tard un autre don Quichotte ferait le boulot à notre place. Je me faisais chaque jour plus vieux, plus lucide, les choses allaient en empirant, mais pas de défenseur de la veuve et de l’orphelin à l’horizon, il était grand temps que je prenne la main. D’autant mieux que le pour m’a sauté aux yeux, quand le contre… Mise à part l’incompréhension, l’impopularité parmi mes paires ; mais ça, je m’en fichais ! Lorsque la cause est juste, il n’y a que les partiaux ou les frileux pour ne pas l’épouser.
Je passe une petite heure à la logistique de mon prochain coup ; je n’ai pas l’intention de m’endormir sur mes lauriers. Ne pas laisser retomber la pression. Et si je dois finir sur la chaise, le plutôt sera le mieux, ainsi la chose sera enfin portée sur la place publique… Qu’au moins mon martyr serve à faire la lumière sur Magouilles et Compagnie ! Perpignan, aller et retour en seconde classe, ça n’est pas la mer à boire. Je ferai provision de peinture sur place, histoire de ne pas faciliter la tâche des limiers. J’ouvre le placard de la salle de bain et je laisse flâner mon imagination parmi les postiches et les prothèses, c’est le moment de choisir mon prochain rôle et de m’en imprégner. Je pourrai ne pas faire de manières, me passer de tous ces artifices ; ma petite intelligence ne m’a pas caché qu’agir au grand jour aurait été prendre le risque d’être pris au collet avant d’avoir fait le tour de la question. Surtout, il y a ce fun que j’ai voulu pour mon combat. Solitaire mais arsènement lupinant ; souvenir des feuilletons de mon enfance.
Il fait chaud, très chaud. Z’ont pas fini de nous la détraquer, notre bonne vieille planète, avec leurs fichues usines et camions. Re-détour vers la douche. Pour un peu la fraîcheur du jet d’eau me rendrait philosophe… Rentrer dans ma coquille et m’en tenir à ma propre peinture, ignorer le public, laisser à leur infamie les galeristes. Non, non… Ce qui a été entrepris doit être achevé. Il y va de ma conscience, et de sa santé. Ensuite je joue du téléphone pour prendre contact avec une ancienne relation, Raoul Babille, fameux chroniqueur à la Dépêche du Midi. Message d’attente, j’attends sur une musique d’ascenseur.
” Allo ! Raoul ?… C’est moi ! Ben ! Moi, voyons… Oui, hein ! Ça fait un bail… Pas trop mal, et toi ?… Bon ! Dis-moi ! Toujours Ă la recherche d’un petit scoop ?… Mais non, s’agit pas de moi… En tout cas, pas de mon travail… Bien sĂ»r que ça intĂ©ressera tes lecteurs… Si, si, je t’assure… Hein ?… Non… Mais non… Tu ne le regretteras pas… Alors, qu’est-ce que tu dirais d’un petit rendez-vous Ă la fraĂ®che, sur les quais, disons mercredi en huit, Ă 22 h 00 ?… C’est ça !… Ouais… Eh ! Tu viens seul, pas ?… Oui… Oh non ! Je te promets pas le Pulitzer, mais tu feras la première page… Allez ! Au plaisir de te voir sur les quais… ”
Je ne peux plus faire machine arrière. Maintenant que j’ai mis Raoul sur le coup, s’agit de me montrer à la hauteur. En attendant, je m’isole dans l’atelier, juste pour voir si j’ai encore à dire, stylos bille en main.
On peut dire tout ce que l’on veut de la gare de Perpignan, mais de lĂ Ă affirmer qu’elle est le nombril du monde, c’est sans doute avoir Ă©tĂ© vite en besogne. Je m’enquiquine avec une petite vingtaine de minutes de marche, qui m’amènent doucement vers le centre de la ville. Je teste mon incognito auprès d’une aubergine en l’interrogeant sur l’endroit oĂą je pourrai me procurer de quoi effacer les rayures que des gamins ont faites sur la carrosserie de ma voiture. J’enfile la direction indiquĂ©e par le doigt gantĂ© de blanc. C’est bientĂ´t l’heure de la fermeture, mais au rayon ” accessoires pour automobiles ” du supermarchĂ©, il y a vraiment de quoi faire mon bonheur ; j’opte cette fois pour un jaune fluo et un bleu mĂ©tallisĂ©. Le bien nommĂ© Bech Amel ne pourra guère prĂ©tendre que je ne l’ai pas soignĂ©. La caissière me conseille un petit bistrot sympa, qui ne paye pas de mine, mais il est juste Ă cinquante mètres de la galerie que je cherche. Je m’installe face Ă la rue, une petite table ronde accolĂ©e Ă une colonne en stuc ; je tue alors le temps avec une pression ou deux, un jambon beurre, quelques cigarettes, rĂ©veillĂ© Ă minutes rĂ©gulières par les rugissements du percolateur. Dans le bistrot, le monde va et vient, cependant que plus on approche de l’heure du vernissage, moins la rue s’anime. La galerie est suffisamment Ă©clairĂ©e pour attirer les mouches, mais point d’effervescence, d’agitation particulière ; si ce n’est l’apparition furtive d’une silhouette, tout Ă l’heure, je jurerais m’être trompĂ© de jour, voire de lieu. Je fouille dans mon cartable de cuir noir pour en sortir mon petit carnet de notes : nous sommes bien vendredi 13, je suis bien devant la galerie Valet-d’Art, il est bel et bien 19 h 30. L’arnaque se confirme.
Comme d’autres responsables de galeries, Bech Amel m’avait envoyĂ© un email, lui en ce dĂ©but d’annĂ©e… ” Pourquoi vouloir Ă tout prix dĂ©nigrer ce qui sort de l’ordinaire ? Certain dise que l’huile est une technique noble moi je dis que toutes techniques aussi simple soit elle apporte originalitĂ© et nouveautĂ© cela rend l’Art plus accessible au monde contemporain. Je dĂ©sire ardemment vous avoir au seins de ma galerie pour cet Ă©tĂ© car comme d’autres artistes qui travaillent avec moi vous avez cette nouveautĂ© dorĂ© cette jeunesse d’esprit picturale qui me plait et qui plait aussi Ă un certain public. Bien Ă vous Amel Bech Directeur de la galerie Valet-d’Art Perpignan “. J’ai en mĂ©moire presque chaque sollicitation d’exposition, fautes d’orthographe et grammaticale comprises. Pas une n’est demeurĂ©e sans rĂ©ponse de ma part, toute de diplomatie et de prudence ; en retour, le blabla disparaĂ®t au profit des conditions sonnantes et trĂ©buchantes pour exposer dans le Saint des Saints. Dans le cas de Valet-d’Art : forfait de 400 euros pour 1 mois d’exposition avec 10 Ĺ“uvres (par artiste - exposition collective de 10 artistes) ; vernissage ; campagne d’affichage ; invitations ; assurance ; contacts presse. Les tarifications se font entre les deux parties sachant que la galerie prend une commission de 40 % sur les ventes. Belle poĂ©sie, n’est-il pas ? Et tout Ă l’avenant. Et combien de dĂ©sillusions, Ă l’arrivĂ©e ? Non, non… Il est plus que temps de remettre de l’ordre dans tout ce saint-frusquin !
Tient ! Un taxi ; une tête d’homme rondouillard, coiffée d’un feutre noir, en sort. Puis une voiture se gare sur le bateau d’une pharmacie ; trois formes humaines s’en extirpent, remettent un peu d’ordre dans les habits, marchent vers la galerie. On dirait que le coin a enfin décidé de prendre vie. En pas dix minutes, à intervalles de plus en plus rapprochés, d’autres individus plus ou moins assurés dans leurs intentions franchissent la porte vitrée. La cérémonie ne va plus tarder. Je ne veux rien manquer. J’avise l’endroit où sont les petits coins ; le cartable sous le bras, j’y vais, ni une ni deux. La glace au-dessus du lavabo me renvoie l’image d’un type à l’allure malhabile derrière des lunettes à monture d’acier, genre mes professeurs de mathématiques du lycée. La moustache semble un peu trop brosse, les cheveux de la perruque insuffisamment courts, et je n’ai pu assortir la rousseur de tous ces poils. J’ai peut-être aussi un peu forcé le trait, avec ce râtelier à tuer l’amour… Mais bon ! Plus le mensonge est gros, mieux il est avalé. Je décapuchonne mes aérosols et les fourre au fond de mes poches. Un dernier coup d’œil à ma montre, une bonne inspiration, je retourne à ma table. Je commande un petit cognac, pour la route, et règle l’addition, prêt à me faire rembourser par l’ami Amel.
Je déambule dans la galerie, affichant un air déférent, et concerné. En soi, l’exposition, quoique disparate, est pleine de métier. Les œuvres manquent de vitalité, de discours, d’un brin d’imagination, mais dénotent de mains sûres. Sinon, et autant que mon discernement puisse en juger, un : la série de portraits à la mine noire, tous de traviole, apathiques, poussifs même, manifestement le résultat d’un travail laborieux, embarrassé ; deux : l’étalage de la dizaine de grands formats, techniques mixtes, donnant dans l’abstraction, sans intérêt parce que la resucée des années soixante-dix. Mais après tout, je ne suis pas là pour déblatérer sur le dos des collègues. Quant à l’assemblée, elle triture à petits pas les lames du plancher, en attente de l’envol officiel. Par petits groupes, la discussion va son train de sénateur, et je m’amuse me frottant à eux à saisir ici quelque commentaire tout de superfluité, là une allusion au premier déboire.
” D’après Monsieur Bech, c’est la faute de l’imprimeur… Il lui a fait faut bon au dernier moment. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’affiches, ni de bristols d’invitations… ”
Alors fatalement, tandis que chacun des artistes s’attendait pour son compte à une foule d’admirateurs en puissance, le public n’est composé en tout et pour tout que des intéressés eux-mêmes et de la double poignée de leur parenté et relations respectives. Qui plus est et pour en rajouter dans la déconvenue, le buffet que l’on aurait supposé copieux et varié se résume à peu de choses : des tranches de cochonnailles étalées dans des petits paniers d’osier et de jolies cruches d’un vin rosé. Est-ce de dépit ou par méfiance que personne n’approche cet en-cas de fortune ? Ne prenant point parti, et pour ne pas vouloir faire cadeau à Bech des immangés, je pique à chacun de mes passages devant la nappe de papier quelques rondelles de saucisson. J’ai beau aller et venir, tendre le cou, je n’aperçois rien qui pourrait passer pour une personne de la presse écrite, voire télévisuelle. Le paquet était beau. Le cadeau est amer. Je souffre pour mes collègues. Je connais cette désillusion pour avoir donné, en mon temps. J’ai les bombes de peinture qui me démangent. Pas encore. Laissons refroidir la vengeance. Les voix se font basses, les regards interrogatifs ; pour un peu, l’on se demanderait quel est le mort que l’on veille.
Un bonhomme en jean cravate, tennis rouge, surgissant d’une porte dérobée jette un soulagement dans les esprits. Promenant alentour ses yeux imbus d’eux-mêmes, il a vite fait de se pénétrer de l’ambiance et, sautant à l’instant sur l’urgence de la situation, claque des mains, attirant à lui une attention déjà acquise.
” Si vous le voulez bien, nous allons commencer… ”
Voici donc celui que je vais me faire un plaisir de graffiter. Je me désintéresse déjà de son laïus. Je connais par cœur le baratin policé de ce genre d’individu ; des mots qui s’enchaînent mélodieusement, pompeusement, ensorceleurs, trompeurs et racoleurs. Des phrases cache-misère. Des éloges alibis. Un discours disculpant. À se faire donner le bon dieu sans confession. Car qui oserait encore accuser l’homme et ses pareils d’abus de confiance ? Et pourtant, ne suffirait-il pas de comparer le catalogue des prestations de la galerie et la réalité du moment ? Pouah !
” … Je vous invite maintenant Ă vous rĂ©unir autour de la petite collation. Et bonne exposition Ă tous ! “.
Applaudissements. Mouvement tournant vers les tréteaux. Amel Bech serre des mains et dispense une ou deux gentillesses, accueille quelques retardataires. Je me campe devant une Vue de Honfleur haute en couleur, mais j’ai à l’œil mon gaillard.
” Vous aimez ? ”
Je me retourne, quand même surpris d’être interpellé, moi qui ne connais personne ici. C’est une petite bonne femme à l’air gentil, aux joues creusées par les années et peut-être le travail. Je trompe mon étonnement en rajustant sur mon nez mes fausses lunettes. La canne est une nécessité ou une coquetterie ? Les mains de la p’tite dame, croisées sur le pommeau, respirent la tranquillité.
” Je vous mets peut-ĂŞtre dans l’embarras ?
- C’est vous qui… ?
- C’est moi qui. Alors si je vous comprends bien, vous n’aimez pas.
- Si, si… C’est même parfait…
- Mais ?
- Vous me permettez ?
- Faites.
- J’aurais mis en scène sur le quai quelques personnages… Histoire d’humaniser votre œuvre. J’espère ne pas vous avoir offensée…
- Nullement. Vous peignez aussi ? ”
Je ne veux pas rentrer dans une discussion dont je ne sortirai pas de sitôt. Il faut me garder les coudées franches. Inutile également d’offrir aux flics des détails sur ma petite personne. Même innocemment, la p’tite dame pourrait leur faire des confidences un peu trop pointues. J’ai encore à faire avant qu’ils me pincent.
” Du tout !
- Amateur de peinture, alors ?
- MĂŞme pas.
- Simple visiteur, donc !
- C’est-Ă -dire que j’ai vu de la lumière… Et je n’ai personne qui m’attend Ă la maison. ”
Je propose à mon interlocutrice un petit rafraîchissement. Elle apprécie le geste. En deux temps trois mouvements, je reviens vers elle, un godet dans chaque main, mon cartable coincé sous le bras. Nous trinquons.
” L’exposition se prĂ©sente sous de bons auspices, non ? dis-je un peu faux cul.
- On voit que vous n’êtes pas un habitué… Il y aurait à redire, vous savez.
- Quelque chose clocherait ?
- Le public ne se bouscule pas.
- C’est un peu comme moi avec mes cours de géographie et d’histoire. Certains jours, j’ai l’impression de parler à des tables et des chaises.
- Plus personne ne s’intéresse plus à rien.
- Comme vous dites. ”
Manière de ne pas avoir à refaire le monde sur le tas, ce qui risquerait fort de me distraire de mes vilaines intentions, je tente une petite diversion, en passant des quais d’Honfleur à la Capitainerie. Je lance, comme ça, un petit compliment d’usage. Et la question de circonstance.
” Il y a longtemps que vous peignez ?
- Dix ou douze années. Mais il s’agit de ma première exposition. Mon mari m’a fait ce cadeau. Je regrette que pour ma première, il soit resté chez nous, à Strasbourg. Il a horreur des trains. Mais il est de tout cœur avec moi.
- Vous venez de lĂ -haut ?
- Une vraie folie, n’est-ce pas ? Il y tenait tellement, à ma première exposition. Entre nous, heureusement qu’il ne voit pas la déconfiture… Quelle déception pour lui ! Il imaginait une foule de gens, des journalistes, peut-être une vente…
- Des journalistes ? Ils se déplacent pour une exposition de peinture ?
- En tout cas, c’était prĂ©vu. Mais je ne vois personne ici qui… ”
La p’tite dame se hisse vers mon oreille, et me glisse tout bas :
” Vous voulez le fond de ma pensĂ©e ? Je commence sĂ©rieusement Ă me demander si ce Monsieur Bech ne nous aurait pas roulĂ©s dans la farine, mes petits camarades et moi… - Elle jette un Ĺ“il Ă droite, un autre Ă gauche - Savez-vous qu’on paie, pour ĂŞtre ici ?
- Alors là , c’est le bouquet ! Avec votre talent ?
- Paraît que c’est monnaie courante. Ce sont les autres qui m’ont dit ça. Eux, ils n’arrêtent pas de payer, de galerie en galerie. Pour moi qui suis à la retraite, ça n’est pas pareil… Mais eux qui veulent vivre de leur peinture, ils paient pour leur travail. C’est un comble, non ?
- J’espère qu’ils vendent un peu, de quoi récupérer leur mise de fonds…
- Même pas ! La peinture ne se vend plus. Ou alors dans les salles des ventes. En tout cas pas dans les galeries… C’est ce que je me suis laissé dire. Enfin ! il faudra que mon mari se fasse une raison : je vais continuer à peindre pour lui, et pour moi.
- Vous m’êtes très sympathique. Ah ! Si j’avais de quoi, je vous l’achèterais bien, votre Vue sur Honfleur.
- Vous me faites déjà l’honneur d’être là .
- Un plaisir, vraiment. Un autre verre ?
- Merci, ce ne serait pas sérieux. Et puis j’ai promis à l’un de mes petits camarades de discuter de sa peinture… Je vais le rejoindre, vous permettez ?
- Faites ! ”
Manifestement la canne est une petite coquetterie, pleine de fraîcheur, la démarche de la p’tite dame étant bien alerte. Sa conversation a versé un baume sur mes hypothétiques remords. Il est grand temps d’en revenir à mon mouton noir. Je n’ai aucun mal à mettre l’œil dessus. La main en appui sur l’avant-bras d’une jeune âme à l’écharpe prune, il devise à grands gestes de sa seconde main. Quelle chimère est-il encore en train de vendre ? Je sors les bombes de mes poches, et coince ma serviette sous un bras. Je marche d’un pas décidé sur le mercanti, m’arrête à portée de puce, le hèle ; masqué mais point fuyant, je veux frapper mon voyou de face. Il se retourne, sous l’impudence.
” Au nom de la peinture et au nom de tous les miens, je te condamne au pilori ! ”
Et vas-y que je le bombarde de deux jets simultanés, maculant haut et bas d’un joli mélange de jaune et de bleu, débordant un peu sur la figure complètement tordue, d’abord de stupeur puis de colère. D’un réflexe impuissant, Bech fait un rempart de ses mains sur ce visage complètement expressif, mais sans voix. La surprise générale me donne les quelques secondes dont j’ai besoin pour déverser ma bile bicolore et savourer le plaisir de mon geste, avant de songer à battre en retraite.
” Vous ĂŞtes fou ! Qu’est-ce qui vous prend… ? ”
Profitant de ce que mes armes se soient une seconde enrayées, le drôle se réveille et s’engouffre dans la brèche.
” On n’a jamais vu ça ! ArrĂŞtez ça immĂ©diatement ou j’appelle la police ! Que quelqu’un appelle la police, nom de dieu ! ”
L’assemblée reprend le dessus à son tour. Des voix s’élèvent. Quelques mouvements s’amorcent. Un type un peu costaud tente de me ceinturer, mais je n’esquive pas trop mal ; je trébuche à peine tandis que lui se retrouve les quatre fers en l’air. Le vernissage a commencé sur une berceuse, il prend des allures de rock and roll. Me pensant affaibli, un autre tente l’assaut et je le renvoie à sa cimaise d’un Z fluorescent en pleine poitrine.
” D’autres amateurs ? dis-je, Ă©bauchant un pas en arrière.
- Encore un original ! commente une brune aux jambes aussi longues que des pinceaux.
- Il nous gâche la fête…
- Vous ne voyez pas que ce type vous entube ? Vous ne voyez pas qu’il se paie votre tête, en plus de se payer grassement sur votre dos ?
- Mais qu’est-ce qu’il veut dire ? que j’entends dans mon dos.
- Bon ! fait Bech. Cette fois j’appelle la police.
- Inutile, je pars…
- Si vous croyez que ça va se passer comme ça… Attrapez-le ! ”
À ce petit jeu, je me montre le plus rapide, zigzagant entre les mains ouvertes qui tentent de me saisir. Je ramasse vite fait mon cartable, qu’un coup de poing mal placé a jeté à terre, et me jette comme un chien entre deux silhouettes, qui tournent sur elles-mêmes mieux que des quilles. La sortie est plus loin que je ne l’aurais cru. Furieux, et voyant l’impuissance de ses sbires d’occasion, Bech fonce sur moi, la bave aux lèvres. Mais au moment où je crois qu’il me tient pour de bon, il bute menton contre plancher. Il a suffi d’un bout de canne entre ses jambes pour le rendre à la raison ; dressée derrière l’homme à terre, sourire aux lèvres, ma p’tite dame m’a sauvé des griffes du méchant. D’un clin d’œil complice, je la salue en bon prince, puis pousse le battant vitré de la porte et respire à pleins poumons l’air frais de la nuit.
Satisfait, et disons le mot : heureux, je me défais de mes faux-semblants, assis sur un banc, sous un lampadaire, dans un square. La sirène d’une voiture de flic hurle d’empressement. J’entends d’ici les vociférations plaintives de Bech Amel. Après tout, de quoi se plaint-il ? Demain, la Une des canards fera à sa galerie une pub qui n’aura pas coûté cher. Je crois même que les collègues que j’ai laissés là -bas, encore sous le choc, n’auront qu’à se frotter les mains du fait qu’un dingo ait servi leurs intérêts, bien malgré eux.
Mon train de retour n’est pas annoncé avant le petit matin. Le banc sera un avant-goût de la paillasse cellulaire. Pour aider le sommeil à venir, après l’excitation, je sors de mon cartable mon carnet à croquis et vas-y que je pousse la mine du crayon ; peu à peu le visage de la p’tite dame apparaît comme un beau souvenir de guerre.
Suite et fin dans Et on tuera tous les galisteureux (2)