L’artiste imaginaire (2)
L’ARTISTE IMAGINAIRE
Comédie de
Dominique Boucher
Pastiche, pour ne pas dire plagiat,
d’une pièce de Jean-Baptiste Poquelin,
dit Molière
SCÈNE VI
Ducarine, Odilon, Pipelune, Rigoberte
Odilon – Vous voilà à propos, ma femme. Approchez et venez à moi pour mon secours !
Ducarine – Que se passe-t-il, mon tendre mari ?
Odilon – Si vous saviez tout le mal qu’on me fait.
Ducarine – Parlez-moi de la chose, mon pauvre mari.
Odilon – Oh ! Ma tendre chérie.
Ducarine – Mon cher ami.
Odilon – Si vous vous doutiez…
Ducarine – Mais dites, je suis votre dévouée.
Odilon – On me fait tant de misère.
Ducarine – Qui ? Dites-moi que je me mêle de votre affaire, mon mari chéri.
Odilon (se redressant sur ses jambes) – Votre misérable Rigoberte est plus impertinente que jamais.
Ducarine – Tout doux.
Odilon (criant) – Elle m’a mis dans tous mes états.
Ducarine – Retrouvez votre calme.
Odilon (hurlant) – Comment le pourrais-je tandis qu’elle s’est opposée, une heure pleine, à ce que je veux faire.
Ducarine – Là , là , tranquille.
Odilon – Ne savez-vous pas le grand crime qu’elle a commis sous mon toit ?
Ducarine – Je ne désire que l’apprendre.
Odilon – Elle a dit que je ne suis pas un peintre de grand talent.
Ducarine – Assurément, c’est une impertinente.
Odilon – Vous connaissez, mon cœur, ce qu’il en est vraiment.
Ducarine – Si je ne le sais, mon cœur ; elle a tout à fait tort. Vous êtes le plus talentueux d’entre tous.
Odilon – Mon amour, cette bête-là me fera mourir avant l’heure.
Ducarine – Là , là , nous l’en empêcherons.
Odilon (hurlant plus fort encore) – Elle s’est décidée à briser ma carrière !
Ducarine – Que me dites-vous là ?
Odilon – Ne vous ai-je pas dit mille fois de la chasser hors de mon toit ?
Ducarine – Mais mon pauvre ami, les gens de sa sorte possèdent tous plus ou moins de petits défauts ; et vous n’ignorez pas la difficulté de les remplacer. La tranquillité dans les tâches quotidiennes vaut bien de passer sur quelque écart. Rigoberte n’a certes pas la langue dans sa poche, mais songez comme elle est adroite, soigneuse, et comment elle s’occupe de votre atelier, de toutes vos petites affaires, qu’elle nettoie et range sans que vous ayez à vous compromettre dans ces basses besognes. Ainsi votre main et votre esprit se consarcrent uniquemment à votre art.
Odilon – Ma foi…
Ducarine – Hé, Rigoberte !
Rigoberte – Madame.
Ducarine – Quelle est cette raison qui vous a fait mettre mon mari dans pareille colère ?
Rigoberte (d’un ton d’une courtoisie feinte) – Moi, Madame, vraiment je ne vois pas ce que vous voulez dire, et je n’ai que le souci de plaire à Monsieur dans toutes les choses qu’il me commande.
Odilon – Oh ! l’affreuse menteuse, qui me poignarde dans le dos.
Rigoberte – Monsieur nous a appris la promesse qu’il a fait de donner la main de Mademoiselle au fils de Monsieur Fifrelet ; je lui ai montré mon contentement devant le beau parti pour Mademoiselle. Mais il est aussi vrai que j’ai dit à Monsieur que sa fille ne s’en trouverait pas plus mal à s’en aller prêcher la bonne parole chez les indigènes.
Ducarine – Je ne vois pas le mal dans ce que j’entends. Et je pense qu’elle n’a pas tort.
Odilon – Ah ! mon amie, vous la croyez. L’animale m’a dit à moi, tout à l’heure, tout le contraire de ce qu’elle vient de vous dire, à vous, maintenant.
Ducarine – Et c’est comme cela que je l’entends, je vous crois, mon ami. Allez, retrouvez la paix. Quant à vous, Rigoberte, si vous vous mettez une seule autre fois en travers du dessein de mon cher Odilon, je vous jette moi-même au dehors de ces murs. À présent, portez-moi son tablier tout propre et son bonnet, qu’il se mette aussitôt à sa peinture. Ce sera la meilleure manière, mon ami, de reprendre tout votre esprit. Et nous allons de ce pas vous laisser aux mains de votre génie.
Odilon – Oh ! ma tendre femme, combien je vous aime pour toute la compréhension que vous avez pour mon talent.
Ducarine (attrapant la palette d’Odilon et quelques pinceaux au hasard, dont elle en encombre d’office les mains de son mari) – Mettez-vous à votre chevalet et faites-nous un de ces chef-d’œuvre dont vous avez le secret. Je vous apporte vos tubes. (Elle tire d’une boîte quelques tubes et les mets avec autorité dans les mains d’Odilon). Et si vous n’avez pas encore la tête tout à fait à votre art, vos beaux outils vous mettrons sur le bon chemin.
Rigoberte (ayant attrapé à son tour pêle-mêle d’autres pinceaux et un ou deux flacons les jette dans les mains d’Odilon) – Il ne vous faut rien oublier de ce qui est nécessaire à vos barbouillages.
Odilon (fou de rage) – Voudrais-tu me casser tout mes outils et m’empêcher d’atteindre le lustre ?
Ducarine – De quoi vous fâchez-vous encore ?
Odilon (s’écroulant sur le canapé, disparaissant peu à peu sous l’encombrement de son matériel) - Vous le demandez, ma femme ?
Ducarine – N’avez-vous pas vu sa bonne volonté. Elle aura cru vous satisfaire en vous épargnant la peine d’aller chercher vous-même votre matériel.
Odilon – Ma sainte femme je vois moi toute la perfidie dont elle est capable. Ah ! elle m’a mis dans une telle colère qu’il me faudra peindre le restant de la journée, et la nuit sans doute, pour renouer avec ma muse.
Ducarine – Si c’est cela qu’il vous faut pour vous sentir mieux, je veillerais à ce qu’on vous laisse la paix, en faisant au besoin sentinelle devant votre porte.
Odilon – L’enfer serait mon existence si je ne vous avais, ma douce amie.
Ducarine – Mon pauvre petit mari.
Odilon – Pour vous rendre vos bienfaits et votre grand sentiment pour moi, je veux, mon cœur, faire mon testament.
Ducarine – Mon tendre petit mari, ne parlons pas de cela ; à la seule idée de vous perdre, le souffle me manque. Voyez comme je souffre déjà . Et que penserait le monde si vous l’abandonniez avant d’avoir pondu toute votre œuvre ?
Odilon – Oh ! que la remarque est l’aveu de vos bons sentiments à mon endroit. Et pour récompense, je vais à l’instant faire le testament dont je vous ai parlé. J’attends à la minute la venue de Monsieur Tarlouse, mon agent, auprès duquel je me suis entretenu de ma volonté de le voir venir ici. Je m’étonne d’ailleurs de son retard, lui d’ordinaire si prompt.
Ducarine – Mais votre Monsieur Tarlouse est arrivé. Il attend au petit salon. J’étais venue vous en avertir.
Odilon – Alors donc ma fille va dans ta chambre jusqu’à ce que je te fasse chercher. Quant à toi, vilaine bonne, retourne à ta cuisine voir si j’y suis. Au passage, tu me fais entrer ici le monsieur. (Pipelune et Rigoberte quittent l’atelier. Ducarine s’apprête à les suivre). Non, mon amie, vous restez près de moi. Tout ce qui se dira bientôt vous concernera, peu ou prou.
Ducarine – Vous me gênez, mon mari adoré. Car vous connaissez mon aversion pour les affaires de portefeuille.
Odilon – Voilà là une autre raison que j’ai de vous aimer, ma douce amie.
SCÈNE VII
Monsieur Jambrouil, Ducarine, Odilon
Odilon (se débarrassant de son matériel et retrouvant une mine assurée) – Je suis bien aise de vous voir, Mon cher Jambrouil. Asseyez-vous, s’il vous plaît. Je disais à l’instant à ma femme toute l’estime que je vous porte, et combien je compte sur votre compétence et votre discrétion pour la rédaction du testament que je veux faire.
Ducarine – Je vous en supplie, mon mari, je suis incapable d’en écouter davantage.
Odilon – Entendez-vous la bonne femme que voilà . La seule pensée de parler de la disparition de son mari la met dans tous ses états.
Monsieur Tarlouse – J’entends bien, Monsieur, l’admirable femme que vous avez là . Cependant, je dois vous entretenir de l’étonnement dans lequel je suis. Vous m’avez fait venir pourquoi, dites-vous ?
Odilon – Rien de moins que pour rédiger mes dernières volontés.
Monsieur Tarlouse – D’où la méprise que je sens. Car à tout bien considérer, vous me prenez pour une personne que je ne suis guère.
Odilon – N’êtes-vous pas mon agent artistique ?
Monsieur Tarlouse – Et je n’ai qu’à en être aussi fier que ravi.
Odilon – Certes ! Et selon votre état, donc, vous allez m’écrire sur vos papiers les volontés que je vais vous dicter.
Monsieur Tarlouse – C’est bien ce que je disais. Il y a confusion. Je ne suis point notaire, moi.
Odilon – Que me parlez-vous de ces gens-là ?
Monsieur Tarlouse – J’avoue mon peu de connaissance en matière de loi, mais à ce que j’en sais, il appartient aux notaires de prendre les notes que vous voulez, et non à un simple agent artistique comme moi.
Odilon – N’êtes-vous pas le meilleur d’entre eux ?
Monsieur Tarlouse – J’aurais mauvaise grâce à vous dire le contraire. Cependant, je ne vois pas en quoi mes qualités d’agent vous amène à penser que je puis vous être d’une quelconque utilité dans l’affaire que vous voulez traiter.
Odilon – Je n’ai aucune confiance en l’espèce des gens d’étude. Je vous veux, moi, pour être mon homme de loi. Et si quelqu’un se mêle de nous desservir, quelques fifrelons nous le ferons retourner.
Monsieur Tarlouse – C’est que je n’en ai pas autant que cela.
Odilon – Les miens suffiront pour deux.
Monsieur Tarlouse – Dans ce cas, je me range à votre souhait. Étant entendu que les frais de l’opération seront également à votre charge.
Odilon – Étant entendu cela, oui.
Monsieur Tarlouse – Que vous satisferez, s’il s’en présente, à toutes les amendes et à tous les procès.
Odilon – Je consens à cela aussi.
Monsieur Tarlouse – Que vous honnorerez monnaie sonnante et trébuchante mes vacations d’officier public présentes et à venir.
Odilon – J’en fais mon affaire, encore. Ce sera tout, je crois.
Monsieur Tarlouse – Que vous distribueriez les billets dans les cas d’embrouilles et de dépenses que j’ai oublié en ce moment, oui nous voilà d’accord.
Odilon – À cela enfin je ne saurais me dérober.
Monsieur Tarlouse – Alors, donc, j’écoute votre volonté.
Odilon – Je veux que vous écriviez par contrat que je lègue à ma femme l’ensemble de mon œuvre. En contrepartie de cette bonne fortune, elle s’engagera à prendre sur cette œuvre le dix pour cent qu’elle jugera le meilleur pour ouvrir en mémoire éternelle de moi un musée, sis à Florence, capitale des peintres illustres, dans un grand et bel immeuble que je viens d’acquérir.
Monsieur Tarlouse – Le projet s’annonce bien mal.
Odilon – Mais pourquoi, je vous prie ?
Monsieur Tarlouse – J’ai dit que je n’entendais rien dans les lois de ce pays. Néanmoins, j’étais il n’y a pas trois jours encore dans les murs d’un de ces notaires envers lesquels vous êtes si méfiant…
Odilon – Oui, et quoi ?
Monsieur Tarlouse – Permettez que je vous rapporte l’histoire en quelques mots. Je m’étais rendu là -bas pour une affaire de famille. Mon père ayant trépassé tout d’un coup, un testament qu’il avait eu l’idée d’établir nous avait réuni Monsieur mon frère et moi, ainsi que notre mère, dans l’étude de ce notaire. Mon père avait tout laissé à sa femme. Hé bien ! Savez-vous l’attitude du notaire, lorsqu’il apprit la décision de feu notre père ? Il a refusé tout net de s’en remettre au désir du mort.
Odilon – Voilà bien un diable d’homme ! Et quelle mauvaise pensée l’a dicté dans son crime.
Monsieur Tarlouse – Tout simplement, a-t-il dit, que la loi interdit à tout homme ou femme, pourvu qu’ils soient conjoints en bonne et dûe forme, de se faire quelque don hormis d’être toujours de ce monde ; encore faut-il qu’il n’y ait point d’enfants, soit de l’homme et de la femme entre eux, soit de l’un ou de l’autre d’un premier lit, et lors du décès du premier qui meurt.
Odilon – Mais de quoi se mêle cette loi, qui interdit à un mari de laisser à une femme dont il est éperdument aimé, et qui l’admire sans restriction et prend tout le soin de lui ? N’y a-t-il pas quelque personne qui puisse changer cette loi à mon profit ?
Monsieur Tarlouse – Vous n’avez pas idée de ce que les gens qui font les lois sont retors lorsqu’il s’agit d’entendre les doléances des gens honnêtes. Ils n’en sont qu’à se servir eux-mêmes, et je ne doute pas que la personne qui nous a rédigé cette loi l’a fait dans son intérêt propre. Un homme non aimé de quelque femme et qui entendait ainsi se venger de toutes.
Odilon – Alors il n’y a rien qui se puisse faire pour me contenter ?
Monsieur Tarlouse – Je suis, moi, de ces gens qui feraient tout pour vous montrer les bons sentiments qu’ils ont envers vous. Et s’il n’y en avait qu’un seul, je serais celui-là .
Odilon – Tu vois cela, ma tendre amie, comme cet homme est bon.
Ducarine – Voyons ce qu’il vous veut avant de le dire, mon ami.
Monsieur Tarlouse – Que du bien, Madame ; et vous n’aurez à vous plaindre d’aucun de mes services.
Odilon – Faites votre discours.
Monsieur Tarlouse – Nous savons donc que l’obstacle qui entrave votre volonté de faire la bonne fortune de Madame votre femme est double : d’une part à la lecture du testament que vous voulez faire vous seriez sous terre, d’autre part Mesdemoiselles vos filles bien vivantes. Il n’existe, je pense, qu’une double solution pour régler tout ceci selon votre contentement : ne mourrez point avant de donner votre bien à Madame, et expédiez Mesdemoiselles vos filles par-delà les mers, dans quelques pays où une bête féroce ou une autre en ferait avant peu son repas. Comme vous le voyez, vos filles ne pourront plus prétendre à rien de ce que vous ne voulez leur accorder.
Ducarine – Mon mari m’avait bien dit, Monsieur, que vous étiez doué de raison et fort habile. Entendez-vous, Monsieur mon mari, comment vous pouvez agir afin d’être en conformité avec votre vœu ?
Odilon – Le dénouement semble en effet tout trouvé. Encore que, pouvons-nous nous en remettre à cette bête féroce dont vous me parlez ? Trouvera-t-elle à son goût la chair de mes filles ?
Monsieur Tarlouse – Si ce n’était elle, ces pays lointains regorgent à que l’on dit d’indigènes friands des chairs humaines. Vos filles sont si sainement nourries en vos murs qu’elles seront un tendre régal pour l’autochtone, et les enfants de ces animaux-là .
Odilon – Alors c’est dit, ma mie ! Nous expédions Pipelune et Cotimédone dans ces contrées bénies des Dieux. Ah ! mon dieu !
Ducarine – Qu’avez-vous si soudainement, mon mari ?
Odilon – J’allais oublié la main de Pipelune, promise au fils Fifrelet. Je ne peux l’envoyée se faire manger par les lions, tant j’ai besoin des cimaises de Monsieur Fifrelet père.
Ducarine – Nous voilà dans de beaux draps ! Mais que n’avez-vous été promettre à votre intrigant Monsieur Fifrelet ?
Odilon – Il y va de mon Parthénon, ma chère femme. Sans lui, les portes ne m’en seront guère ouvertes.
Ducarine – Qu’avez-vous à faire de cette gloire posthume, quand elle vous est acquise ici et maintenant ?
Odilon – De la gloriole toute de plâtre, lorsque je suis promis à l’honneur éternel, la gloire forgée dans l’airain. Non, ma mie, je ne reviendrais pas là -dessus.
Ducarine – Qu’allons-nous devenir par la faute de votre entêtement ?
Monsieur Tarlouse – Pouvons-nous, Monsieur, entamer le crédit dont vous m’avez juré la foi tout à l’heure ?
Odilon – Je ne comprends rien à ce charabia.
Ducarine – Oui, Monsieur, expliquez-vous, je vous prie. Car l’inconséquence de mon mari pourrait m’être fatale.
Odilon – Que dites-vous là , ma femme ?
Ducarine – Ah ! mon cher mari, je dis seulement que si votre affaire avec Monsieur Fifrelet ne tourne pas rond, votre cœur pourrait bien mal supporter la chose, et que vous parti, je ne veux plus rester en ce monde.
Odilon – Ma douce amie !
Ducarine – Oui, mon ami, si vous n’êtes plus là pour faire avec vos chef-d’œuvre le ravissement de mes yeux …
Odilon – Ma femme adorée !
Ducarine – C’est comme je vous le dis : la vie me sera sans goût et sans saveur.
Odilon – Amour de ma vie !
Ducarine – Et je m’allongerai sur votre tombe, sans le boire ni le manger, en attendant de vous rejoindre dans l’éternité.
Odilon – Oh ! ma femme, vous m’étouffez le cœur avec votre tendresse, si grande pour moi.
Monsieur Tarlouse – Tout doux, Monsieur, retenez votre cœur ; il y a certainement quelque chose à faire.
Ducarine – Alors, dites ! Ne voyez-vous pas notre détresse ?
Monsieur Tarlouse – Tenez votre promesse envers Monsieur Fifrelet…
Odilon – En faisant cela, je me prive du reste…
Monsieur Tarlouse – Laissez-moi finir, Monsieur. Donnez donc la main de Mademoiselle Pipelune pour ce que vous voulez en obtenir. Ensuite, si vous n’êtes pas à quelques milliers de fifrelons près, et bien utilisés, nous trouverons moyen d’engager un ou deux sbires pour l’enlèvement de cette descendance qui vous fait si grand tort. Quelques billets encore, et la câle d’un bâteau sera la sentinelle complice et complaisante de votre délivrance.
Odilon – Ne voyez-vous pas le risque d’une indiscrétion qui pourrait se mêler d’aller causer à la justice de ce forfait ?
Monsieur Tarlouse – Qui, à part les personnes dans cette pièce, saura ce qui s’est tramé dans l’ombre ? Par votre silence, vous gagnez votre Eden, Madame vous prouvera une fois encore le puissant amour de vous, et moi une petite fortune bien méritée.
Odilon – Tout le regret que j’aurai, si je vous perdais l’un et l’autre, c’est votre amitié sans faille. Soit ! faisons selon votre conte. Quant au reste de mon affaire, écoutez voir, Monsieur, ce que je veux faire dans le détail.
Monsieur Tarlouse – Je suis à vos ordres.
Odilon – Et n’oubliez point d’écrire, sans vous appropriez ici ou là certaines virgules. Les trois cents tableaux enfermés dans mes coffres, soustraits par moi à la tentation de Monsieur Jambrouil sont, en date de ce jour, la propriété de Madame ma femme, qui en disposera à sa guise avant même que j’eusse trépassé. De ce trois cent elle en extirpera le dix pour cent que son goût jugera le meilleur, et l’enfermera dans une salle forte dont elle seule aura connaissance et clés. Chaque dernier jour du mois, du chargement de mes œuvres que viendra faire Monsieur Jambrouil, elle ôtera de même le dix pour cent de son goût afin que le lot rejoigne la salle forte. Même agissement s’agissant de mes affaires avec Monsieur Fifrelet. Notez encore que le funeste jour où le monde sera privé de moi…
Ducarine – Non, non, je ne peux entendre cela. Mais vous avez bien dit que je dispose d’ores et déjà à ma convenance de votre œuvre ?
Odilon – Je ne reviens pas là -dessus. Vous pourrez accroché dans votre chambre tout ce qui vous plaira.
Ducarine – Je pourrais me départir d’un certain nombre de mes tableaux afin d’assurer le train et la mise de ma condition ?
Odilon – Tout ce que vous voudrez, ma mie, pourvu que le marchand ne soit pas un fieffé coquin, et que par des prix non raisonnables il ne fasse baisser ma côte.
Monsieur Tarlouse – Avec votre permission, je ferai profiter Madame de mes judicieux conseils.
Odilon – Je n’osais vous le demander. Finissons maintenant avec mes volontés, et non des moindres. Ainsi que je le disais, dès ce jour funeste où le monde sera privé de mon talent vivace, je veux ma femme que vous fassiez procéder à l’ouverture de mon musée personnel en terre Florentine. Tous les tableaux de la salle forte y seront à jamais exposés afin d’entretenir la mémoire de moi dans le cœur des gens, que les artistes de chaque horizon viennent de mon œuvre faire profit pour leur pratique. Enfin, je vous supplie, ma mie, de coucher près de moi dans la sépulture tous mes pinceaux, le reste de mes tubes de couleurs, ma palette et mon chevalet. Quiconque n’aura le pouvoir d’user du divin matériel du maître, et je ne souhaite pas qu’il pâtisse de la l’ignorance de quelque apprenti, ni même qu’il survive à ma disparition.
Ducarine – Je ne saurais aller contre cette décision, mon cher mari. Nous gagnerons par mon obéissance, vous la paix de votre âme, moi la place poiur installer un jardin d’hiver dans votre bel atelier, qui lui non ne serait survivre à votre disparition.
Odilon – Voilà qui est parfait ! À présent accompagnez-moi tous deux jusqu’à mon bureau où vous, Monsieur, pourrez à votre aise relire vos écritures, et voir si elles sont en tous points conformes à ce que j’ai dicté, que vous contre-signerez à la suite de ma signature, et vous, ma femme, à celle de Monsieur.
SCÈNE VIII
Pipelune, Rigoberte
Rigoberte (sur le seuil de l’atelier d’Odilon) – Les voilà tous sortis ! Je dois vous prévenir des quelques mots que j’ai entendu, tout à l’heure tandis que je passais devant la porte. De vilaines choses en vérité, que les volontés de votre père qui veut vous déposséder de votre bien pour les faveurs de votre belle-mère. Et elle brossait dans le sens du poil, la vilaine.
Pipelune – En échange de pouvoir disposer des élans de mon cœur, je laisse volontiers mon père maître de ses caprices ; quant à ma belle-mère, si mon bonheur dépend de la satisfaction de ses convoitises, je ne lui réclame rien. Non, ce qui fait mon malheur, ce sont les machinations que l’on fait sur le dos de mes sentiments. Aide-moi, Rigoberte, je t’en conjure ; ne laisse pas courir le mal, défend qu’il me rattrape.
Rigoberte – J’aimerais mieux mourir que d’abandonner une mignonne telle que vous dans la peine où je la sais. Par chance, votre belle-mère m’a mise dans la partie de la confidence qu’elle juge utile pour elle, espérant de la sorte mon aide. Mais n’ayant aucun goût pour ses caresses, je ne craindrai pas de la desservir, et de rester fidèle à votre parti. Laissez-moi faire : toutes les ruses seront bonnes pour échapper aux griffes des méchants. Si vous le voulez, je vais feindre de vous avoir dans le nez afin que père et belle-mère ne craignent de s’épancher auprès de mes oreilles, qu’ils usent de moi contre vous. Une fois dans la place, je pourrais plus à mon aise manœuvrer.
Pipelune – Tout ce que tu voudras, mais trouve le moyen de prévenir Duralin du mariage qui s’est conclu sans mon consentement.
Rigoberte – Il y a un homme de mon entourage qui ne pourra me refuser d’être le messager. Quelques mots à l’oreille, une caresse ici ou là , et il sera à ma botte. Pour vous, j’irai au besoin au lit. Nous ne pourrons rien faire pour le moment ; mais après la nuit, et à la première heure demain matin, j’enverrai l’homme vers votre Duralin…
Ducarine – Rigoberte !
Rigoberte – On ne me laisse guère de tranquilité. Ne désespérez pas et comptez sur la bonne de moi.