L’Ă©quation des poux (8)
C’est devenu mon rituel dominical depuis le départ d’Iris : je me fais mon petit casse-croûte du midi à une table du bistrot, histoire de déroger au tête-à -tête avec mes œufs au plat. Je ne sais comment fait Tag pour tenir le coup : toujours sur la brèche ; et surtout d’où lui vient le courage de peindre, après des journées aux heures élastiques passées sur les jambes, à courir d’une table à l’autre. Heureusement le dimanche, jour de la famille, le consommateur se fait plus rare. Seuls les irréductibles bravent les traditions.
Depuis la veille au soir, le vieux Gaston a déserté par la force médicale son comptoir ; une méchante grippe le cloue au lit. Je me suis proposé pour lui monter une tisane chaude. Il m’a envoyé sur les roses, me priant de ne revenir qu’avec un bol de grog, et en forçant sur le rhum, hein ! Puisque la campagne du ministère de la santé l’affirme : Nous devons changer nos comportements, l’usage des antibiotiques ne doit pas être un réflexe irraisonné, je remonte, le bol transpirant sous la chaleur de l’alcool. Je suis payé de retour avec un large sourire édenté.
Je prends mon café au comptoir. Les deux pelés que nous sommes n’ont pas à balader Tag d’un bout à l’autre de la grande salle, d’autant que la stratégie facilite aussi la conversation. Mais mon voisin de zinc reste silencieux ; j’irai jusqu’à dire replié sur lui-même. Il en est toujours à son premier demi, un mégot éteint à la lèvre. Le journal grand ouvert sous ses coudes, il est au choix très concentré sur la lecture, ou somnolent, et je m’en voudrais de l’interrompre. Je propose à Tag de passer de l’autre côté lorsqu’elle s’attaque à un brin de vaisselle ; je ne suis pas trop manchot un torchon à la main. Elle décline mon offre. Je la sens absorbée, ailleurs. La tête penchée vers l’évier, ses yeux plongent bien au-delà de la mousse dans laquelle trempent ses mains. D’ordinaire assez volubile, ses paroles aujourd’hui ne font même pas une phrase. Je me permets de lui demander ce qui cloche. Elle sort ses mains de l’eau, les rince, s’essuie, se sert un remontant et s’appuie mollement des fesses contre le rebord de la longue desserte, jambes croisées.
« Tu sais à quoi je pense ? À quoi bon gagner ma vie, si je n’ai pas le temps de peindre ? Je suis derrière ce comptoir six jours sur sept. Le lundi, je suis tellement crevée, que je le passe au lit. Je rentre le soir à plus d’heure, et je n’ai pas la tête au pinceau. Tu ne crois pas que je suis une imbécile ? Est-ce qu’il n’aurait pas été plus logique de vivre plus chichement, mais au moins en peignant ?
- Vivre pour peindre, peindre pour vivre, c’est la question que beaucoup se posent à un moment ou à un autre. Le choix est difficile, et personne ne peut le faire à ta place.
- La vie s’en charge assez pour nous, tu ne crois pas ?
- En grande partie, oui. Heureusement, la petite partie restante dépend encore de soi…
- Ah ! Te voilà ! »
L’apostrophe tonitruante de 68 fait sursauter mon voisin. J’ai cru une seconde qu’il allait tomber à la renverse, tant son bond est violent. Mais non, il se laisse descendre de son perchoir et se dirige vers la sortie, sans un mot, sans un regard.
« Alors, comment va notre faiseur de querelle ce matin ? »
Je fais à 68 un regard qui exprime toute mon incompréhension, et constate que de son côté Tag nage dans le même brouillard.
« Personne n’a lu le journal ? » Il balance sur le comptoir son exemplaire, plié en quatre, mais sur les pages locales. Son doigt nous pointe un entrefilet au titre suranné : Du Rififi dans l’art ! – Aïe ! – Tag et moi nous penchant simultanément pour lire, forcément nos têtes se cognent. Du coup, 68 fait la lecture :
Pouvons-nous encore porter crĂ©dit Ă la noble institution qu’est le Service DĂ©partemental de l’Architecture et du Patrimoine ? Nous sommes en effet en droit de nous poser la question après l’impair commis par l’un de ses architectes, maladresse choquante qui aurait pu inciter la municipalitĂ©, par la voix du premier Ă©lu, Ă prendre une dĂ©cision hautement prĂ©judiciable Ă l’expression artistique, voire une atteinte caractĂ©risĂ©e Ă la libertĂ© d’expression tout court.
Voici les faits : il y a environ un mois, Monsieur Édouard, artiste de son état, couvre d’une imposante fresque le mur d’un bâtiment voisin donnant sur sa propre cour. En grande partie visible de la rue, la fresque n’a pas échappé à l’architecte des Bâtiments de France, la jugeant déplacée dans une rue dite « classée », en raison de la proximité de deux Chapelles (dont l’une est aménagée depuis quelques années déjà en galerie d’art contemporain). L’architecte s’ouvre de son indignation auprès du maire, entendant bien faire respecter les lois de la République : quiconque ne peut visuellement souiller et par quelque initiative personnelle le patrimoine commun. Or, et après vérification, la loi est du côté de l’artiste.
Quelle est la raison qui par conséquent a poussé le SDAP à déposer sur le bureau du maire une demande de retrait de l’œuvre d’art ? Incompétence d’un fonctionnaire ? Abus de pouvoir ? Volonté manifeste d’asseoir le contrôle de l’État sur la création artistique ? Ces premières questions en amènent forcément d’autres, que nous résumerons ainsi : pourquoi les services de l’état laissent-ils par trop souvent se développer une pollution visuelle aux abords et au centre de nos villes, et pourquoi s’offusquent-ils si inconsidérément de l’initiative d’un particulier ? Existe-t-il dans notre pays un art officiel, ce qui sous-tendrait dans l’univers de la création artistique des laissés-pour-compte, des passe-droits, un lobbying ?
Quoi qu’il en soit, l’affaire semble prendre une nouvelle tournure, car le ton monte. En effet, l’artiste accuse : « Lorsque l’on a à la tête de la cité une personne qui confond graffiti et peinture murale, il ne faut pas s’étonner que les artistes soient considérés comme des vandales… Encore que si le maire prenait la peine de s’attarder sur la question, il verrait bon nombre d’œuvres d’art dans les graffitis ». De son côté, Monsieur le maire n’a pas souhaité répondre à nos questions…
« Il n’y va pas par le dos de la cuiller, le dénommé R.G., conclut 68.
- Robert Gerber ! que je lance. Ah ! Il n’a pas perdu de temps, le journaleux !
- C’est vrai, tu t’en es pris au maire ? demande Tag.
- Juste l’esquisse d’un sourire lorsque le Robert m’a dit que le maire prenait mon travail pour un graffiti indélicat. Mais dès que je lui ai fait la preuve qu’il avait entre les mains un pétard mouillé, il est parti la queue entre les jambes.
- Il essaye de faire monter la mayonnaise en brodant, dit 68. Du sang et encore du sang ! Il n’y a que comme ça qu’ils le vendent, leur canard.
- Ouais ! Ben je doute qu’elle prenne ! Parce que je n’ai pas l’intention d’y ajouter des ingrédients, à sa sauce…
- Tout doux, mon vieux… Tout doux, répète 68. On va s’asseoir et discuter tranquillement. Tu nous sers un ballon de blanc sec, ma belle ? »
Tag fait le service et se joint à notre table. Aussitôt 68 débute la classe. Puisque je n’ai pas caché que ma fresque est aussi le moyen de faire connaître mes talents d’artiste, pourquoi ne pas profiter de la tribune qui m’est offerte ? Pourquoi ne pas entrer dans le jeu, ouvrir mon atelier aux journaleux, de manière à y faire entrer le public en nombre, faisant ainsi découvrir l’ensemble de mon travail ? Même, je ferai œuvre utile : en servant ma propre cause, je mets le débat sur la place publique au nom de tous les artistes du coin…
« Nous avons besoin de ce débat, poursuit 68. Tu le sais tout comme moi. On ne pourra pas survivre longtemps à l’indifférence, voire à l’ignorance quasi générale. Nous ne sommes pas des peintres à la petite semaine, ni des parasites vivant sur le dos de la société. Nous sommes une composante de cette société. Nous ne sommes pas de simples décorateurs de murs, nous apportons surtout à ce monde la part d’immatérialité dont il a la nécessité, fut-ce malgré lui, pour conserver, ou certainement retrouver son humanité. Et même si nous prenons le problème par le petit bout, par notre travail nous contribuons aussi à l’effort commun, de l’économie au social, de la culture au relationnel…
- Tu prêches un convaincu… Mais si j’avais l’âme d’un militant, j’aurais pris une carte au parti…
- Pour te faire doubler de l’intérieur ? Non, non ! Je te parle de tribune libre, pas de discours formaté.
- Descendre tous dans la rue, ça c’est une idée ! claironne Tag.
- HĂ© ! Je peins des tableaux, pas des banderoles ! dis-je.
- Qui te parle de revendications ? On plante nos chevalets sur la Place Nationale, on peint et on donne nos toiles aux passants. Le geste auguste du semeur…
- Tu confonds ! que je la coupe. Le geste auguste, c’est le fromager de la supérette qui l’a, lorsqu’il fait goûter ses fromages pour appâter la ménagère. Nous, nous voulons émouvoir, troubler, surprendre, interroger le monde, pas lui faire la retape.
- Et si on lui repeignait son ciel, à ce monde ! s’écrie Tag.
- Ne nous emballons pas, dit 68. Pas de provocations inutiles, qui de toute façon se retourneraient contre nous.
- Alors quoi ?
- Pour le moment, répondre présents aux sollicitations des journaleux. Parce que maintenant que le vin est tiré, ils vont vouloir le boire jusqu’à la lie… Je me demande même si on n’aurait pas intérêt à faire sortir le loup du bois… ? Le maire, si vous préférez. L’obliger à prendre position : faire procéder à l’enlèvement de ta fresque…
- J’ai le droit pour moi !
- Ou qu’il proclame haut et fort que ton travail n’a pas droit de cité, pour cause de mauvais goût caractérisé. Ce sera le moment d’en faire appel au public. Une sorte de référendum…
- Pour ou contre ma fresque ?
- Non. Qui doit décider de ce que veut le public, son propre goût ou l’autorité municipale ?
- Hum ! Je ne sais pas où tu veux vraiment en venir, mais j’ai la sensation que tu te la joues un peu trop reality-fiction ?
- Ok ! Mais réfléchis vite. Parce qu’il y a fort à parier qu’ils changeront de gros titre au premier chien écrasé… »
Sur ce, le p’tit gars débarque, pas le cheveu sur la soupe que l’on supposerait, mais telle une redondance à notre propos. Sans doute parce que nous sommes dimanche, il affiche un certain laisser-aller : barbe du matin et jean-baskets. Une mise qui le rend plus aimable que dans son faux trois pièces de la première fois.
« Je vous dérange, peut-être ? Vous… Vous m’aviez dit que si je voulais discuter, je vous trouverai ici…
- Hé bien, discutons… Tu connais déjà Tag… »
Puis poignée de main virile mais courtoise de 68 au jeune homme.
« Lui aussi veut noircir du papier sur les pôvres de nous, dis-je. Un vent soudain de sollicitude balayant cette ville, sans doute. Mais si tu fais ton métier comme l’autre, on court droit dans le mur, si j’ose dire.
- Je croyais que c’était à moi que vous deviez faire vos confidences. Vous m’avez doublé, ce n’est pas chic…
- Même ton collègue a le droit de manger… Bien qu’il se goinfre de ses propres bobards. Il a débarqué chez moi comme un furet cherchant un lièvre, sans me laisser le temps d’en placer une, et il nous sort un roman de mes soi-disant épanchements. Autant te prévenir tout de suite : si c’est de la littérature que tu veux écrire, enferme-toi dans ton bureau et ne vient pas nous faire perdre notre temps…
- Ou alors adresse-toi directement à la Tour de Garde, ponctue 68. »
Nous devons faire son éducation, forcément. Des lignes de touche des terrains sportifs au milieu artistique, c’est un saut qui s’apparente au grand écart. Donc, nous l’entretenons le plus impartialement possible de nos amis les artristes, lui recommandons chaudement de multiplier les rencontres, de tous les bords, manière de ne pas tremper sa plume dans la fabulation. Que l’on veuille nous sortir de l’ombre, nous ne sommes pas contre, mais au moins dans la clarté de la réalité des faits.
C’est au tour de Cyclope de nous surprendre le ballon à la main. Il a des idées de grand air dans la tête, et veut par conséquent nous voiturer jusqu’où l’on voudra, pourvu qu’il y ait quelques sentiers à piétiner. Nous déclinons l’offre, ne pouvant abandonner Tag à ses percolateurs et torchons. Mais c’est elle qui nous mettrait pour ainsi dire à la porte, prétextant l’inutilité d’une punition collective. Elle insiste, nous nous rendons. Le p’tit gars ne nous accompagnera pas ; il reste avec Tag, le temps de quelques questions (en préparation à son papier), ensuite il se rentrera. Bon ! Mais nous convenons de venir prendre Tag à la sortie, direction le Château d’Eau, où nous y finirons la soirée.
Laquelle s’est achevée comme de coutume tard dans la nuit. De retour à la maison, la tête trop pleine de fatigue, j’ai dormi un peu. Les débordements n’empêchent pas la rigueur : avant midi, j’étais au travail. Plus tard, le ventre gargouillant de faim, je traverse la rue pour acheter une baguette de campagne, que je me vois déjà tremper dans un bol de lait chaud. C’est en ressortant de la boulangerie que je croise Mathilde ; une autre de mes voisines, dont le penchant pour la peinture ne m’est pas inconnu, et pour cause : elle m’a acheté trois tableaux, deux à l’occasion de deux expositions, la troisième sur commande (sujet libre). La soixantaine très dynamique, ma collectionneuse n’a jamais éprouvé le besoin d’entrer à l’atelier, préférant suivre de loin en loin ma peinture.
« Vous avez lu le journal ? Vous n’allez pas vous laisser faire, hein ? me dit-elle. Vous n’allez pas accepter que le maire mette son nez dans une affaire qui ne le regarde pas, à moins de la traiter avec intelligence. Il ne faut pas baisser les bras maintenant. S’il le faut, nous allons lancer une pétition pour vous soutenir.
- Nous n’en sommes pas encore là … Mais c’est très gentil de votre part.
- Il faut lui dire son fait, à ce Monsieur qui n’y entend rien à la politique culturelle. Tout ce qu’il est capable de nous proposer, c’est la cavalcade de septembre…
- Il en faut pour tous les goûts…
- Justement ! Ne pas se contenter de flatter le futile ou de sacrifier au snobisme. Et puis, comment voulez-vous vivre si on ne vous accorde pas la petite place Ă laquelle vous avez droit ?
- Bah ! On va essayer de la prendre nous-même, cette place…
- Je compte sur vous, parce qu’on en a bien besoin des artistes, par les temps qui courent. Alors, c’est entendu ? Tapez du poing sur la table et, à la moindre alerte, vous nous faites signe. Tout le quartier est derrière vous.
- C’est sans doute exagéré, mais merci pour cette bonne parole… »
Je rentre, troublé mais fort de cet élan du cœur. Ce peut-il que, ainsi que le suppose 68, l’art prenne tout son sens au grand air ? Le mettre en conserve, galeries ou autres musées, lui ferait perdre de sa saveur, tout en se révélant une atteinte à l’appétit émotionnel des gens, au quotidien. Si leur bonheur est dans le pré, leur satisfaction serait dans la rue ? Il est quand même étrange qu’une équation aussi simple n’ait pas encore trouvé son maître. Imaginer ce monde non étriqué, de la rencontre permanente entre l’expression de l’inspiration et celle du spectateur, donne de l’énergie. Comment la mieux déployer, l’user, sinon en la remettant vingt fois sur le métier ? Je ne me suis donc pas fait prier, un tour d’horloge plein.
Le vaguemestre a été prié de me remettre en main propre la convocation ; un simple pli, mais portant tous les tampons nécessaires, une excellente manière de faire impression. Il était dit que je devais me présenter le surlendemain dans le bureau de Monsieur le Maire, au motif d’un règlement à l’amiable portant sur l’affaire d’une fresque dont la présence semble gêner certains riverains. Les plus gênés s’en vont, en l’occurrence : passent leur chemin… me suis-je pensé. Enfin ! Ne faut-il pas que bêtise se passe… ?
N’ai-je pas eu l’imprudence de parler aux copains de ce rendez-vous forcé ? Puisqu’ils ont tenu à m’accompagner, me tenir la main, me soutenir dans l’épreuve, au besoin jusque sous le nez de mon tourmenteur. Pour la circonstance, 68 arbore à sa boutonnière une épinglette : Touche pas à ma fresque. Évidemment, leur présence, cette marque plus que de solidarité d’amitié, m’émeut ; mais au dernier moment, je les prie de m’attendre sur le parvis de la mairie. Il n’y a pas encore le feu. Possible d’ailleurs qu’il ne couve pas. Pourquoi risquer de faire des étincelles en terrain miné lorsque l’on peut tenter un passage en douceur ? Et je les connais, mes potes : question douceur, ils ne font pas toujours dans la dentelle, d’autant moins quand il y va d’une bonne cause.
Hasard ou nécessité, Robert Gerber fait sentinelle dans le hall. Il m’alpague avant que je n’aie pu atteindre l’escalier, comme s’il voulait que je lui crache je ne sais quel morceau.
« Vous vous débrouillez très bien sans moi, que j’esquive dès la première question. Faites comme d’habitude, écrivez les réponses vous-même… »
Je le plante là , sans autre épilogue. Je reprends mon souffle à l’étage. Je suis à l’heure, mais la préposée au carnet de rendez-vous me prie d’attendre. Le personnage important se fait toujours attendre, sans quoi il perd de son importance. Je me lance dans un cent pas, qui tourne court devant une fenêtre. En bas, la bande se tient au chaud autour du sieur Robert. M’est avis qu’il aura matière à broder…
« Si vous voulez me suivre, Monsieur le Maire vous attend… »
Marrante, la dame… Mais ne chipotons pas pour si peu. Et je lui emboîte le pas…