Je prendrais un seul exemple : le mien. Qu'est-ce que les époux Ménager-Bidouilleur ont à faire d'un citron, dans leur pavillon de banlieue ou d'ailleurs ? Je vous le demande un peu ! Que les choses soient claires : j'entends par citron non pas l'agrume que l'on presse pour en obtenir tout le jus, or du Gonepterix rhamni volant de son sous-bois clair (mais un peu moisi) à quelques jardins fleuris. Encore que je ne sois pas certain de gagner au change… mais il n'est pas l'heure de s'épancher sur les malheurs de mes homographes.
Alors oui, ils n'en ont rien à ficher, les Ménager-Bidouilleur, de ma présence dans leur espace privé et cependant ouvert à tous les regards. Même qu'ils l'ont soigné, sans compter : belle construction toute en arcades, pelouses anglaise dans chaque azimut, cohortes de nains de jardin à faire rougir Blanche-Neige et pâlir le voisinage d'envie, faux puit à margelle en pierres meulières. Côté plantes, des Ficus, des Scheffleras, des Lauriers, par dizaines, et des massifs entiers d'Hibiscus, de Bougainvilllées et de Camélias, sur lesquels je me suis cassé les dents. Car comme s'il avait fallu faire plus vraie que nature, toutes ces plantations ne sont que machins à feuilles artificielles, du plastique, de la copie. De la belle imitation, vrai ! Mais pour ce qui est d'y trouver mon pain quotidien, bernique ! Et encore, je ne parle que de mon ventre, parce qu'on a beau n'être qu'un citron, il faut bien le remplir, ne serait-ce qu'un jour sur deux. Mon nez, non point tant délicat qu'amoureux des beaux arômes, s'y est piqué plus d'une fois, sur ces faux-semblants… Bien sûr que je suis un fieffé entêté, doublé d'un appétit réfléchi pour quatre (c'est que j'ai ma blanche-verdâtre à taches orange et mes petites chenilles à nourrir), mais j'ai beau faire, ni dans le jardin des Ménager-Bidouilleur ni dans celui de leurs congénères je ne trouve le moyen de satisfaire mes besoins de bon père de famille papillonesque.

J'ai songé alors monter vers les jardins de Matignon. Quelques collègues, grands migrateurs, y avaient fait leur nectar. Rien de tel que l'air de la capitale, à les entendre. Des mots, ou la vantardise du désespoir ! Je vous assure qu'il ne faut guère se fier à la rumeur, on y perd son acuité ou on s'y brûle les ailes. On en revient Gros-Jean comme devant. Ou alors la rumeur n'est pas qu'un simple bruit courant, et je suis réellement dépourvu de talent, ou je n'ai pas su déployer tout mon charme… Pour le talent, c'est-à-dire son manque, à dénicher le sucre servant d'énergie à mon organisme, je suis prêt à accepter le verdict, et m'en retourner aussitôt en mon état de chrysalide ; n'est-il pas prétendu que le dormeur dîne ? Pour mes efforts, je vous assure encore qu'entre deux vols de reconnaissance de nourriture, je n'ai ménagé ni ma peine ni mon savoir-faire, ayant fait plus de roues qu'un troupeau de paons. J'ai été jusqu'à user mes ailes à me sortir des filets tendus par les laquais du Sieur Politique, missionnés pour empêcher l'approche du vulgum pecus, à l'occasion d'un banquet ou d'une intronisation princière. Si encore j'avais été un papillon bleu de Morpho ou un Orodemia quenselii, Monsieur Politique aurait fait dérouler le tapis rouge, convoqué presse et photographes afin que l�honneur d'avoir épingler l'oiseau rare rejaillisse, pratique courante en certaines sphères. Or donc, oui, et hors les pratiques d'exception, j'erre dans une contrée où tout est dit et fait pour que le moindre battement d'aile de papillon ne risque de voiler l'image d'Épinal ou titiller la curiosité sensorielle. Aussi bétonne-t-on villes et campagnes, pensées et raisonnements, désherbant herbes folles et fleurs sauvages, coupant des ailes par-ci, parquant des espèces par-là. De sorte que les jours des citrons sont comptés, faute de pétales où se poser et de couleurs à butiner.

Il y avait peut-être le badaud… Cette espèce humanoïde se déplaçant sur ses pattes de derrière… J'emploie l'imparfait, puisque l'expérience là encore démontre que les citrons n'ont pas à espérer de cette engeance… Le mot est dur, mérité, je le crois néanmoins. C'est que j'étais prêt à le faire mon complice, mon ami, pour que de la main qu'il m'aurait tendu je fisse un petit coin de paradis, où reposer mon épuisement d'avoir tant couru prés et jardins. Mais ce plantigrade ignore jusqu'à le chasser de sa sphère intellectuelle tout citron en approche. Je vous le dis, pour l'avoir appris à mes dépens : tout badaud est en puissance le dernier pare-brise d'un citron ! À notre approche, il gesticule, brasse du vent, se sert même d'armes non conventionnelles pour nous repousser, nous assassiner, tandis qu'il participe de la queue serpentant jusqu'à la nuit tombée devant un Musée National, une MultiSalles Cinématographique ou un Stadium. Nous ne lui voulons que le bien de notre belle compagnie, et de la nostalgie qui s'en dégage, mais lui, le badaud nymphosé en piétineur d'espoir et de sociabilité, lui l'amateur d'authenticité, d'univers stéréotypés ou de joutes viriles, nous ignore, nous écrabouille, sans savoir ce qui est le mieux pour nous d'ailleurs, nous les survivants …

… Mais que vois-je, là-bas tout en bas, au beau milieu d'un champ de soucis ? Un joli coquelicot, Madame, Monsieur… Pardonnez l'impolitesse qui consiste à vous planter en plein vol, mais j'ai peut-être à faire sur le plancher des vaches…