Ce que c'est que le besoin de couper court à la solitude ! Pas de compagnon, pas de famille, si peu de relations. Monsieur Toutou devient vite l'ersatz de la compagnie, voire de l'affection tant souhaitée. Et le pli pris, il se pourrait même qu'on n'en veuille point d'autre, car en est-il de plus fidèle, de plus docile, de moins avare de retour ?

Bien que sans méchante pensée, je n'aurai pas dû me moquer. Parce que, n'est-ce pas, il ne faut jurer de rien ! Je me croyais à l'abri de l'isolement, point dans ma vie d'homme mais dans celle d'artiste, alors que j'avais les deux pieds dedans ! Au fond des provinces, le relationnel avec collègues, galeries, agents et public se fait aussi rare que cheveux sur tête de Mathieu. À l'instar de ma voisine, j'ai donc pensé que l'investissement dans une compagnie dévouée me serait des plus salutaires. Mais les poils d'un chien ne sont guère compatibles avec un travail soigné. Sa fréquente nécessité de lever la patte hors de mes platebandes m'aurait par trop éloigné de l'atelier. Et puis, une bouche de plus à nourrir et une énième tendresse à ménager eussent été un luxe que je ne puis me permettre. Face à de telles considérations objectives, il est facile de comprendre la raison qui m'a porté à tordre le cou à mon porcelet rose au profit d'un ordinateur personnel plutôt qu'en faveur d'un chihuahua ou d'un mâtin. Oui, mais pourquoi, dans mon désir de jeter un pont du seuil de l'atelier au brouhaha du dehors, me fendre d'un ordinateur, et non d'une marionnette à tête de bois ou d'une carte syndicale ? C'est que la rumeur étant si bien colportée, je la crois rubis sur l'ongle : l'outil, relié à la Toile, ouvre grandes les jalousies des cantons, des régions, des pays, du monde, sur les existences ordinaires, et réciproquement. C'est le tout communicant. L'Eldorado de la correspondance. La nouvelle Conquête de l'Ouest. Aussi je la soigne, la bande passante. Je le bichonne, mon ordinateur et son écran, de crainte que ne se referme à la dérobée la porte entrouverte. Trônant sur le bureau, il scintille jour et nuit. Un coup de chiffon par ci, un rafraîchissement par là. Une tape amicale. Un clin d'œil. Et de lui chantonner des areu areu, des guili-guili, de l'apprivoiser, de l'éveiller, de lui apprendre les premiers mots qu'il devrait ne pas tarder à me prononcer. Étoffer son verbe et sa phrase, assurer notre connivence, pour qu'en retour il m'abreuve de sa syntaxe personnelle, de sa sympathie luminescente. Parfois, alors que j'ai le sentiment de son œil inquiet posé sur moi, tandis que je suis à mes longs moments de chevalet, je l'installe à mes pieds et l'entends de nouveau ronronner de plaisir. D'autres fois, c'est à mon tour d'être traversé d'une profonde angoisse, devant ses pixels ternis d'ennui. J'enfonce une touche du clavier, deux et trois, des dizaines de mots, histoire de raviver les ardeurs de mon cher petit. Qui me répond autant que ses dispositions le lui permettent. Oh ! Ce n'est pas encore ça ! Disons, trois fois rien : les éructations de spams autant incontrôlés qu'incontrôlables, des borborygmes publicitaires, des flatuosités mercantiles. Certes, un petit début, mais qui annonce de grandes choses ! La rumeur ne peut tromper son monde…

Bon ! Il est l'heure des courses et mon ordinateur s'impatiente. La première fois, je l'ai emmené de crainte de manquer un important et urgent message. Au retour, comme il ne s'était rien passé, nous nous sommes assis sur le banc près du bassin à poissons rouges. Une petite heure, moi à ruminer comme une déception, lui, fier, à attirer les regards curieux, intrigués, de ces dames vieilles et compatissantes, s'interrogeant sur cette nouvelle race de compagnons que le siècle précédent nous avait pondu. Et comme je redoute que mon ordinateur ne me tienne ombrage de le laisser une minute seul, qu'il ne se venge de mes abandons sporadiques en me refusant ses bons et loyaux services, partout où je vais, il vient… " Oui, oui ! J'arrive ! " … C'est lui qui me rappelle à l'ordre. Il a horreur d'être en retard. Dès qu'il a su qu'il y aurait musique au kiosque ce soir, il a réservé deux chaises.