Donc, pas de défi, pas de records battu. Ce silence n'est que la résultante logique d'une apathie, aussi inattendue que profonde. Après tout, et bien qu'appartenant à l'espèce animale la plus évoluée, bien que mammifère primate, pourvu de caractères spéciaux comme la station verticale, la différenciation fonctionnelle de mes mains et de mes pieds, ayant un cerveau pourvu d'une bonne masse, à l'intelligence développée, et possédant la faculté d'abstraction et de généralisation, j'ai, de tout ce temps de silence, préféré la station couchée, me rouler les quatre pouces, séparer ma tête de sa cervelle, porter de jour comme de nuit le bonnet de l'âne, puis débrancher le terminal.
Le premier silence, comme on dit premier sommeil, est aussi bon qu'une séance de jacuzzi après une descente dans le métro à l'heure du coup de feu…

… L'ennui, c'est qu'après ce premier silence réparateur s'installe un pesant brouhaha, tout intérieur, qui vous résonne là-dedans pire qu'un bataillon de cafards y allant de sa revue. Un tel tapage… qu'on se fait le plus petit possible, qu'on se terre dans son trou, histoire de ne pas incommoder le voisinage. Un tel vacarme de lourdes pensées qui s'entrechoquent, qu'on en vient à laisser l'une s'échapper, juste pour lâcher du lest, mais un lest qui vous plombe l'esprit, le colle au trente-six dessous. Et dans l'espoir de refaire surface, on lâche une autre pensée, puis une autre, mais elles vous grouillent dans la cervelle avec la gloutonnerie de sangsues assoiffées.
Du fond de mon silence borborygmant a bourdonné une pensée plus pesante encore que toutes les autres réunies. Non pas que je le veuille absolument, mais la question demeure, ou plutôt s'invite de temps à autre, se posant ainsi : " D'accord je peins, mais pourquoi, donc comment, et pour qui ? ". Certes, formulée ainsi, mais sens et ordre dessus dessous, imbriqués, tortueux, indivisibles.

Peindre m'est sans doute une autre manière de respirer. Par chaque pore de la peau. Comme une transpiration exacerbée, que le peintre essuie sur la toile. Une sueur sucrée, salée ou poivrée, selon l'inspiration et l'enthousiasme du peintre, et dont le spectateur fait ses émotions apéritives, s'il y va de son plaisir.
Oui, s'il y va du plaisir du spectateur. Puisque peindre n'a de signification et d'importance que pour le peintre. Il n'y a rien de plus inutile qu'un tableau. Quelle qu'ait été la sueur de laquelle il prît son apparence. Tout juste est-il bon, ce tableau, à manger de la place sur un mur. En certain cas à bigarrer l'ordinaire, du regard et/ou de l'esprit. Peut-être encore à servir la fortune des uns ou des autres. Mais que serait l'existence sans peinture, sans tableau, sans peintre ? Elle serait, tout simplement. Tandis que sans pain, elle devient irrespirable.
Le boulanger croit sans doute en son bonheur, comme un honneur, d'être indispensable à ses semblables.
Le peintre, du fond de son atelier, n'a pas à courir après cette utilité de son travail, n'a pas à subir le poids d'une quelconque fonction au sein de la communauté. Il peint, étale ou éclate ses humeurs sur la toile. Il n�'st capable que de cela : épancher son inspiration, sa sensibilité d'artiste… Voire s'épancher. Ce n'est pas pour autant que le monde s'écroulera, avec ou sans lui, avec ou sans ses images. Hors l'individu, le peintre est un être facultatif de la société.

Tout juste peut-il croire, dans des petits moments où il veut se rassurer sur son sort, d'être celui par qui le pain blanc est changé en croissant au beurre. Il crée des bonbons pour l'âme des gourmands, des pilules amères pour le cœur de quelques téméraires�

Peindre m'est une autre manière d'écrire, de radiographier les envers de petites histoires. Peindre, c'est mentir résolument. Mentir avec sincérité. Avec innocence. Juste pour dire, pour suggérer comme avérés des instants d'une vie qui ne l'est pas, vraie, pas encore, pas tout à fait, presque sur le point de basculer sur le possible.

Peindre figuratif, c'est peindre au figuré. Ne dire que les contours d'une pensée, puis d'une autre, d'une vision, puis d'une autre, pour que l'œil offre à l'esprit de se perdre en conjecture. Ce qui est donné à voir est peut-être de moindre importance que ce qui ne figure pas sur l'image. Il ne s'agit guère de visible ou d'invisible, mais d'apparence versant vers une vraisemblance. C'est-à-dire que les images que le peintre propose comme étant autant d'instants de vies romancées sont aussi bien des instants de la vie " en vrai ". Et inversement. C'est-à-dire que la vie vraie parfois prend des allures d'une vie romancée. Pas de préméditation, pas de perspectives réfléchies. Mais il est impossible de croire qu'il n'y ait pas autre chose au-delà, sous les pourtours monocordes de la vie. Et si, et puisque le désir d'y croire s'impose, de croire que le regard de l'esprit, transcendé par le regard de l'œil, aide davantage le peintre à se libérer des préjugés de l'existence, il désire, il doit en peindre les sous-entendus�…

Et si le peintre s'entête à nourrir des allégations picturales, des chimères, c'est qu'il y est contraint, presque malgré lui, sous peine de s'enliser dans une langueur indicible. Il n'a d'autre choix que d'exprimer sur la toile les images de sa raison, qui lui coulent de l'âme à la main, de la main jusqu'au pinceau, qui n'ont de véritable sens que pour lui. Entendons par " sens " : raison d'être, et non signification de l'image.
Pour oser défier le sens de sa vie, le peintre est condamné à peindre la toile, tel Sisyphe roulant éternellement sa pierre vers le haut de la colline. Le peintre, dans son œuvre, se faisant image après image, cherche à atteindre ce qu'il sait ou suppose pouvoir atteindre : la tranquillité de son esprit. Hélas troublé, toujours, par l'inaccomplissement de sa quête, sentiment qui se révèle plus profond après chaque composition. Une quiétude peu probable, puisque peindre est un long effort, rythmé par le doute engendré de la tâche et de la conviction de devoir l'accomplir.
Le peintre regarde alors le tableau achevé posé sur le chevalet à la manière d'un bouton acnéique sur le nez d'un adolescent, et il comprend qu'il lui faut reprendre de la toile vierge, de laquelle tenter à nouveau de faire naître l'image, non pas celle qui le hante mais celle qui n'aura pas à être suivi d'une autre, parce que coïncidant avec…

… Avec quelque chose, d'ailleurs, dont le peintre n'a peut-être pas tout à fait la conscience, mais qui le stimule dans son effort, et le paralyse tout autant. Plus qu'une image idéale et matérielle à faire naître, le peintre est sans doute à la recherche perpétuelle de sa respiration, de sa conscience, tel ce chien tournant sur lui-même à vouloir se mordre la queue, pour savoir si cela lui procurera de la douleur ou du bonheur. De la douleur la bête tirera la leçon, et se jurera de ne plus tourner en rond. Du bonheur, elle ira la queue dans la gueule, toujours, pour atteindre à l'extase.
Mais la condition du peintre, elle, est tragique, parce que lui est conscient que la douleur ne le conduira guère à l'abandon, ni le bonheur à la béatitude. Le bonheur, d'être parvenu à la réalisation de quelque image ayant du sens, est peut-être suspect. Quant à la douleur, elle n'est que l'expression d'un échec, qu'il faut effacer, dépasser�
C'est de cette clairvoyance, sans doute absurde dans l'esprit du profane, que le peintre a décidé de son destin : l'unique lien qui le rattache au monde, c'est la surface vierge de la toile, qu'il doit, aveugle aux désirs et aux principes de ce monde, sourd à ses propres inclinations, violenter.
Le mot n'est pas de trop. Car simplement colorer la toile, seulement la brosser par-dessus la jambe, pour uniquement et agréablement passer le temps, n'est pas méprisable, mais absurde. Le peintre n'est pas complice de la toile, il se confronte à elle. Il ne tente pas de se désennuyer, il espère la faire enrager. Elle lui résiste. Il s'obstine. Lutte farouche, de laquelle ne sortira ni vainqueur ni vaincu, mais une alliance de circonstance…
Absurde, parce que ni le peintre ni la toile ne peuvent se contenter d'un palliatif à l'ennui. Absurde puisque créer ne relève guère du loisir, mais du travail. On ne désire pas ensemencer la terre par simple besoin de passer le temps, or dans la perspective d'une récolte dont se nourrir, corps et âme. Une récolte qui ne lèvera qu'à la condition d'attentions et de sueur préalables. Espérer de la seule chance ou du seul hasard, autant chanter tout l'été, puis danser…

L'ensemencement, donc cette besogne, comporte en son germe une ambiguïté, dans les méandres de laquelle, en période de doute, s'empêtre le peintre. Peindre pour vivre, ou vivre pour peindre ? D'une réponse l'autre souffre la récolte. Ou peut-être souffre plus encore le peintre, s'imaginant redevable devant le monde entier d'une munificence sans écart. Quelle voix écouter ? Se nourrir de ses croûtes, ou crever sous le joug de ses prétentions ?
Il n'est pas certain que ni la question ni la réponse soient aussi rectilignes que les droits chemins de l'honnêteté et de la vertu.
Après tout, seules et peut-être, la sincérité de l'intention puis celle du geste valent aux yeux du peintre pour se sentir repu et se sortir de ses doutes.
Ensuite ? Il n'y a qu'une seule chose à faire : poser mon regard et laisser les autres jeter un regard sur les images qui sont sorties de mes mains…

… Mais sans faire de tous ces regards ni des juges ni des complices… de simples dalles de granit grises sur les âmes desquelles prendre appui pour avancer encore et toujours. Et puisqu'il n'y a pas d'ombre sans soleil, hâte-toi de peindre et de te taire ! me suis-je dit. Et je suis sorti de ma langueur…