… Quelques coups sonnent quelque part. Je n’ai pas le réflexe de les compter, mais je sens bien qu’il y a en un ou deux de trop. Jamais Pierrot n’aura assez d’intérêt pour jouer une fois encore le pied de grue. Le soleil et la fatigue de la nuit blanche me brûlent les yeux. Faim, soif, mais je n’ai plus de quoi. Courant le pas, par défaut ou pour forcer la chance, j’enfile la première ruelle venue, espérant un peu d’ombre ou quelque raccourci. C’est que Pierrot m’a promis un lot de vieux châssis, et en ces temps de synthétisme à tous crins la toile se fait rare.

Je reprends mon souffle, appuyé au garde-fou. Je ne suis plus certain que mon pas ait été le jouet du hasard. Depuis des semaines je ne peux laisser passer une journée sans faire le détour par le pont. La première fois, j’ai cru à une hallucination. Ballotté au gré du courant, un tableau descendait le cours du fleuve. Je suis passé d’un bord à l’autre du pont pour voir l’œuvre, tout là-bas, couler à pic, happée par les remous de la centrale électrique. Un peu étonné, mais pas encore déchiré. Le lendemain m’avait ramené sur le pont. Cette fois, deux ou trois tableaux avaient subi l’outrage des remous. Le surlendemain, le fleuve engloutissait d’autres infortunés radeaux. Le jour suivant aussi. Et le jour d’après encore. Toujours plus nombreux…

« Tu crois peut-être que j’ai que ça à faire ? »
On me sort de mon flash-back. Je me retourne et vais pour rendre la main que me tend l’ami Pierrot, qui se ravise aussitôt.
« Tu es fou ? Qu’est-ce qui te prend de sortir comme ça ?
- Quoi ?
- Ta figure… et ta main… Tu veux te faire lyncher ou quoi ? »
Je regarde ma main. Je ne serai pas étonné que mon nez surenchérisse sur les couleurs. Pierrot me passe son mouchoir. Je me refais une virginité.
« Tu as vu… Il n’y en a jamais eu autant, dis-je. Il en vient de partout. Ça n’est plus un fleuve, mais le tapis roulant d’une déchetterie. Pourquoi les gens font ça ?
- Comme si tu ne le savais pas… »
Bien sûr, je le sais ! Je connais à présent la raison du geste, mais je reste dans l’incompréhension, la réprobation, la révolte. Vivre en paria n’est pas la plus grande des souffrances. Même, cette solitude libère l’artiste. Les limites de son ardeur et de ses inspirations sont ses seules entraves…

… Peindre sans autre obligation que celle de répondre à l’appel de la création, parce que l’Homme ne triomphe de la vie qu’en créant. Peindre tel le baladin jadis déambulait sa comédie, semant de village en village joie et rires. Peindre pour les beaux yeux des muses et de la couleur. Peindre, la marguerite aux lèvres, la main aussi légère que la plume, la tête verdoyante, le cœur ouvert aux quatre vents. L’idée est belle. L’idée fit son chemin, d’atelier en atelier.
Ce fut le temps des « deux glorieuses ». Époque d’une grande générosité intellectuelle et artistique, l’artiste peignant par la seule nécessité passionnelle offrait à l’amateur le fruit de son travail. C’était bel et bon, mais le feu couvait, et l’étincelle qui mécha les poudres fut la montée aux créneaux des quelques prés carrés qui avaient tôt aiguisé dents et griffes, prêts à mordre, piétiner, vilipender tous ces « pollueurs » qui, dérégulant aussi le marché de l’art, nuisaient gravement à la moralité, sapant par leur attitude inconsidérée le fondement même de notre société productiviste et capitaliste. La loi du marché, de l’offre et de la demande. Les campagnes de désinformation se déchaînèrent. Fomentées d’abord par l’élite artistique, qui voyait dans la pratique de ces traites d’amateurs non seulement une concurrence scandaleusement déloyale, mais encore le péril d’un nivellement artistique par le bas. Aussi audacieuses et prolixes que furent ces attaques, l’opinion publique ne s’en laissa guère compter. Un sou restant un sou, il n’est pas négligeable de décorer son chez-soi avec des faveurs tombées du ciel. Les institutions prirent le relais, privées ou publiques, qui levèrent la voix et le poing contre ces « réformateurs » de l’Art, effrayés à l’idée de voir leurs investissements caducs, leurs officines désertées, leurs patrimoines relégués aux oubliettes, ou encore leurs bonnes œuvres foulées des pieds. La rue avait vu ceux-là défiler sans broncher ; puisque la rue se frottait les mains, qui de pouvoir jouer d’égal à égal avec des Pinault ou des Wynn, qui d’avoir en ses murs et sans débourser ses propres cimaises, qui encore de pouvoir s’en remettre et sans honte à ses propres goûts. Mais les loups ne sont jamais aussi féroces et fourbes que lorsque l’appétit n’est pas satisfait. Sous la pression de leur lobby respectif, ils pressèrent le Ministre d’embrasser leur combat. On se serait cru revenu au bon vieux temps du haut-parleur baladé dans les rues pour haranguer les foules. Presse, télévision, débats, affichage, tous furent mis à contribution. Il fallait à tout prix convaincre de la présence encombrante de l’artiste indépendant, mieux : de son inutilité, pire : de sa nocivité. En ces temps serrés, la mise au ban de la communauté de l’artiste n’aura pas été difficile. Individu à la réflexion douteuse, tendancieuse, vivant sur le dos du contribuable, improductif, parasite de la société. Et patati et patata…

… Extraits du fameux discours du Ministre, prononcé à l’Assemblée Nationale, 24 octobre 2009, 8 : 54 : 13 (GMT)…
Il n’y a pas une seule chose qui ne se monnaie. C’est le fondement même de notre modèle socio-énonomique… Suivant l’adage « Ce qui est gratuit n’a pas de valeur », n’ont de valeur que les choses qui ont un prix, et tout ce qui a un prix se monnaie. Le prix, c’est le chiffre correspondant à une quantité d’argent, de fait à un pouvoir d’achat, donc au pouvoir tout court. Êtes-vous des gens sans pouvoir ? Lorsque vous travaillez, vous percevez un salaire, donc de l’argent, donc vous acquérez ce pouvoir. Toute personne qui vous donne au lieu de vous vendre ne fait rien d’autre que ravir votre pouvoir…
… En gratuitisant son travail le mauvais artiste fait la preuve qu’il ne possède pas l’ombre d’un talent. Le talent se définit surtout dans la capacité de faire mieux que les autres, et différemment. Il se caractérise par les idées d’excellence et de différence dans le style. Quel secteur d’activité ne fait pas des ponts d’or aux individus capables de lui apporter cette excellence et cette différence, parce qu’elles lui garantissent d’être plus fort que la concurrence ?…
… Ne vous y trompez pas ! La générosité de ces artistes au geste faussement désintéressé n’est que l’expression d’un écœurant calcul. En distribuant gracieusement le fruit de leur travail, ces prétendus artistes ne font pas preuve d’un soixante-huitisme attardé, qui leur permettrait de distiller d’une manière subliminale des pensées pernicieuses… Non, c’est plus vil que cela ! Bien plus condamnable ! L’artiste sans talent écoule à bon compte ses croûtes pour se gonfler de ce talent que la loi du marché ne peut en toute logique attester. Parce que ce qui ne se vend pas est signe de désintérêt ! Parce que ce qui est sans intérêt est le résultat d’un travail dépourvu de talent !…
… Le commun des artistes est une sorte d’excentrique qui se distrait tandis que vous trimez laborieusement. Nous travaillons tous durement dans un effort collectif pour la grandeur et la prospérité de la Nation pendant que lui joue du pinceau en attendant que lui tombent les lauriers ! Allons-nous encore longtemps supporter d’être les échalas de ces branches inutiles à l’arbre ?…
… C’est pourquoi, et sous l’autorité du Président de la République, je déclare à compter de ce jour l’artiste peintre sans reconnaissance officielle renégat, interdit d’atelier. S’il veut à nouveau droit de cité, il devra accepter un travail digne de ce nom. Nous nous chargerons de lui en trouver ! Je déclare en outre illégale toute possession publique ou privée d’œuvre d’art qui n’aura pas été estampillée comme telle par notre ministère. Une nouvelle loi ira dans ce double sens. Tous ceux qui violeront la loi s’exposeront à de sévères sanctions

Le discours fit mouche. Oreille grand ouverte, parce que ventre espérant et tête pleine d’angoisses, la rue but la soupe qu’on lui servait…

… La ficelle avait été si grosse qu’elle avait ligoté l’opinion publique à la pensée libéraliste. Des milliers d’artistes-peintres étaient devenus une menace pour la société marchande, puisque produisant des choses totalement inutiles, parce que sans valeur marchande. La rue dès lors se débarrassa des tableaux qu’un vent chimérique avait cloué à ses murs, épousant la pensée ministérielle, ou par crainte, ou indifférence. Et comme pour montrer sa ferveur ou sa docilité, la rue jeta ostensiblement tous ces cadeaux empoisonnés dans les rivières et les fleuves.
Mais des centaines d’artistes persistèrent dans leur apostolat. Retranchant leurs ateliers dans les caves ou les combles, ils entrèrent en résistance. Balayeur, plâtrier ou cuistot pour la couverture et l’alimentaire, ils peignaient en douce, dans l’ombre, dans la hantise d’une indiscrétion qui les enverrait derrière les barreaux. Ils s’enhardirent, placardant la nuit de toiles. Militèrent, déposant aux portes un peu de leur inspiration. Traqués mais point bâillonnés ! Semer la couleur, c’est fertiliser la grisaille

L’ami Pierrot fut assez vite mon contact dans le milieu. Il m’avait surpris une nuit en train de placarder l’hôtel de ville, deux formats assez vifs dans lesquels j’exprimais ma révolte circonstancielle. Je me voyais déjà au trou. C’était baver hâtivement sur la nature humaine. En réalité Pierrot, et j’en tombais sur la croupe pour le coup, cherchait quelqu’un pour l’aider à satisfaire son entregent et soigner sa clientèle. Il fourguait du cadre à quelques nostalgiques ou à des collectionneurs en manque. Comme il avait pigé le truc et vu son intérêt, nous sommes tombés d’accord pour qu’en échange de mes toiles finies il me fournirait en matériel (dont je n’avais pas à connaître la provenance – il faut dire que les boutiques de matériel avec pignon sur rue ne faisant plus recette avaient fermé les unes après les autres).

« Bon ! Tu les veux ces châssis, ou quoi ? Mais je te préviens, je n’en ai pas la moitié de ce que tu m’as demandé. Ça devient de plus en plus difficile de s’en procurer, et surtout plus risqué chaque jour… En tout cas, je ne veux plus de rendez-vous en plein jour…
- Tu as raison, ça me fiche le bourdon, tout ce travail qui nourrit les poissons. Allez, viens ! Pour te faire pardonner le manquant, tu me paies un demi sans faux col…
- M’afficher avec toi, faudrait que je sois cinglé ! On va à la camionnette, tu prends ton fourbi, et je me tire. »
À la sortie du pont, on croise la conduite intérieure blanche et banalisée des contrôleurs du ministère de la culture. Pas discrets avec leur écharpe à la Lagerfeld et le stylo doré à la pochette. Dans le doute, je remonte mon col de veste mao et Pierrot se mouche avec frénésie. La voiture se gare à deux pas, devant un petit pavillon et les deux hommes en sortent comme un seul…
« Va y avoir du vilain, me dit Pierrot. Trop dangereux, je te le dis. Le type de la baraque m’a pris hier ton petit dernier…